On connaît cette photo – que je ne peux pas utiliser pour illustrer cet article car elle appartient à Getty qui possède toutes les images du monde (et si on nationalisait Getty ?) – prise sur le perron de l’Élysée : de gauche à droite, le joueur de rugby Alain Crauste le skieur Guy Périllat, le cycliste Jacques Anquetil, les deux athlètes Jocelyn Delecour et Michel Jazy, le patineur Alain Calmat. Ils arborent la légion d’Honneur que vient de leur décerner le président de la République, le général De Gaulle. Pas de femmes, alors qu’on aurait pu s’attendre à la présence de la skieuse (très gaulliste) Marielle Goitschel, championne du monde à seize ans, championne olympique à 19, donc plus titrée qu’Alain Calmât (champion du monde mais pas champion olympique) ou Delecour (une médaille d'or en relais aux Championnats d'Europe).
Des années après, Crauste Périllat, Delecour, Jazy, Calmat se sont souvenus de ce moment impérissable et ont témoigné dans le même sens : « nous regardions tous Jacques Anquetil car nous le considérions au-dessus de nous, à part. »
On ne s’étonnera pas que dans ce très beau livre consacré aux grands sportifs des années quarante à soixante, 80 pages sur 473 aient été consacrées au coureur normand.
Á l’exception de Marcel Cerdan, l’auteur, qui dirigea la rédaction de L’Équipe durant vingt-cinq ans, a rencontré tous ces sportifs de légendes. Enfant du baby-boom, il a connu un pays dont le régime de croissance était de 5% par an, un pays auquel on pouvait appliquer le mot du physicien Étienne Klein : « l’idée de progrès a pour anagramme le degré d’espoir ». Il a connu un pays où le sport était encore largement amateur et où, selon une formule proustienne, la beauté du style était le signe que la pensée s’élève. Pensons à l’extraordinaire Micheline Ostermeyer, grand pianiste classique et double championne olympique du disque et du poids.
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Marcel Cerdan, qui ne fut vaincu que par le destin, n’aimait pas la boxe, détestait faire mal, craignait de tuer ses adversaires. Pendant la guerre, il donne une partie de ses gains au réseau de résistance Libération. Le 30 septembre 1942, il affronte au Vel’d’Hiv’, là où ont été parqués 8 000 juifs parisiens dont 4 000 enfants, l’Espagnol José Ferrer qui, drapé dans un peignoir arborant la croix gammée, exécute un salut fasciste en s’arrêtant devant les premiers rangs des spectateurs. Cerdan terrasse le franquiste en 85 secondes et refuse de se rendre à l’hôtel Meurice, repaire officiel nazi, pour fêter sa victoire. La famille Cerdan comptait quatre frères, tous champions de boxe. Antoine se tuera en voiture, Armand tombera dans une cage d’ascenseur, Vincent sera écrasé par une voiture et Marcel, pour rejoindre au plus vite Édith Piaf, mourra dans un avion qu’il n’aurait pas dû prendre.
Prodigieuse et à jamais incomparable Micheline Ostermeyer ! Elle consacre cinq heures par jour au piano et cinq heures par semaines au sport (lancers et saut en hauteur). Elle aurait pu briller dans toutes les disciplines sportives. Née en 1922 dans le Pas-de-Calais, Micheline est issue d’une famille de musiciens. Son grand-père maternel eut pour professeur Camille Saint-Saëns et Fauré fut son ami. On ne vient jamais de nulle part et Olivier Margot note que Micheline « est le produit parfait d’une éducation novatrice, adoptée par une partie de la grande bourgeoisie des années vingt ». Dans les années quarante, le sport est un monde d’hommes, comme l’a formulé Pierre de Coubertin : « Une olympiade femelle serait impraticable, inintéressante, inesthétique et incorrecte ». Micheline sera la première Française championne olympique d’athlétisme. Tranquillement : « Même aux Jeux de Londres, j’ai toujours disputé la compétition pour m’amuser, me détendre de mes récitals de piano ». Lors de l’inauguration du complexe sportif de Rang-du-Fliers qui porte son nom, Micheline explique comment il faut aimer les champions : « non pour [leur valeur marchande] ou comme des belles machines mais parce qu’ils sont légers, rapides, forts, beaux à voir agir. » Car, dit elle, « le sport est un art de la beauté ».
Pourquoi Louison Bobet, premier français vainqueur de trois Tour de France, meilleur cycliste des années cinquante, considérait-il sa victoire au Championnat du monde de 1954 couru à Solingen en Allemagne comme le sommet de sa carrière ? Parce qu’il avait fait retentir “ La Marseillaise ” outre-Rhin dix ans après s’être engagé à dix-neuf ans dans la Résistance. Fils d’un boulanger breton – Louison va livrer le pain du père à vélo dès l’âge de dix ans, ce « héros prométhéen » selon Roland Barthes (tellement son obsession de la perfection était comme un défi aux dieux du cyclisme) s’exprimait en un français châtié et jouit d’une popularité inouïe tant il fut à la fois un ouvrier du vélo acharné et un bourgeois distingué. On oubliera le prénom d'usage féminin et un peu bébête attribué pour le distinguer de son père Louis. Dans les pelotons, on lui reprochait de se moucher dans un mouchoir et non dans ses doigts et de laver ses socquettes tous les soirs durant les courses à étapes. C’est aussi comme cela que se forgent les légendes. Des années durant, il souffrit le martyr à cause d’abcès à la selle, avec des cicatrices qui se rouvraient à chaque course. Victime d’un accident de voiture, il abandonne la compétition à l’âge de trente-six ans. Il ouvre un centre de thalassothérapie à Quiberon, passe divers brevets de pilote et meurt d’un cancer à cinquante-huit ans. Trente ans après sa mort, une cérémonie du souvenir sera organisée dans le cimetière du village où il était enterré. Quatre porte-drapeaux de l’armée de Libération encadraient sa tombe. Il parlait souvent de lui à la troisième personne.
Paris : Jean-Claude Lattès, 2017.
Á suivre
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