On a tous nos petits problèmes, nos petites manies. Moi, par exemple, personnellement, l’abus du mot « espace » commence à me fatiguer. Des espaces, on en trouve désormais partout, dans les lieux publics comme dans les lieux privés.
Je me trouvais l’autre jour dans une piscine qui n’était pas une piscine mais un « centre aquatique ». Les cuistres de la municipalité auraient pu s’arrêter là, mais non, ils en avaient rajouté avec un « espace déchaussage » et un « espace aquatique », à l’intérieur du « centre aquatique », donc. Ne manquait qu’un « espace latrines » ou encore « espace d'aisance ».
Et de l’espace, il y en avait à peine dans la chambre d’appel, où il n’y avait de sièges que pour les deux séries à venir (pratique lorsque telle ou telle épreuve compte 25 séries !).
Il faut dire que dans cette piscine, qui se targue d’accueillir de grandes manifestations sportives, on manque partout d’espace. Il n’y en a pas pour les spectateurs, qui passent la journée debout car ils n’ont accès à aucun « espace pose de fesses sur les gradins », et il y en a à peine pour les nageurs qui doivent s’entasser sur des bouches d’aération, ce qui, l’hiver, met leur santé en péril vu les émanations de produits chlorés.
Ne jamais oublier que, pour qu'il y ait des enfants sportifs, il faut des parents qui n'apprécient pas d'être traités par dessus la jambe. En particulier quand, comme moi, ils ont 70 ans et un tassement de vertèbres. Un jour viendra où, lassés d'être traités avec désinvolture, les parents cesseront d'emmener leurs enfants dans les compétitions sportives. Les dirigeants, responsables et autres officiels passeront alors leurs dimanche à faire du crochet ou à écouter pousser leurs radis.
En revanche, la municipalité n’avait pas oublié d’installer un espace parcmètres. Il existe une lourde tendance actuellement en France – nous copions en l’espèce le Royaume-Uni – où, pour rendre visite à un malade à l’hôpital ou accompagner un petit enfant à la piscine, il faut d’abord payer pour se garer, la moitié – en moyenne – de la somme versée tombant dans des mains privées. On est solférinien comme cette municipalité ou on ne l'est pas.
Si le concept d’espace en devient ridicule comme toutes les métaphores fatiguées, c’est parce que le mot, vague à souhait, peut être utilisé à toutes les sauces. Il vient du latin spatium qui signifiait arène ou champ de course. Ce mot est à la fois masculin et féminin (donc : espace.e dans l’écriture fascisante inclusive). En imprimerie, on parle d’une espace. Dans le haut moyen âge, la valeur temporelle a quasiment pris le pas sur le concept spatial, comme dans l'expression l’espace de deux jours. Le spatial a ensuite repris du poil de la bête, espace étant synonyme de surface déterminée, puis de distance, d’intervalle. Le sens figuré de différence s’est insinué naturellement. Puis on en est venu au volume, bien avant l’espace céleste. Au XVIIIe siècle, on a parlé des espaces imaginaires ou chimériques. Le XXe siècle a connu le sinistre espace vital (Lebensraum) avant, au début des années soixante, de découvrir les espaces verts et la conquête de l’espace. Enfin la physique a déterminé la notion d’espace-temps qui nécessite quatre dimensions et quatre variables.
S’il y a aujourd’hui des espaces dans tous les recoins de notre vie, c’est parce que, comme l’avait expliqué Bergson au tout début du XXe siècle, l’espace est une « représentation qui symbolise la tendance fabricatrice de l’intelligence humaine. » Comme souvent, Paul Valéry avait lui aussi tout compris : pour lui, l’espace était « un corps imaginaire comme le temps un mouvement fictif. Dire “ l’espace est empli de ”, c’est définir un corps. »
C’est pourquoi, dans les piscines et ailleurs, on compose, on décompose et on recompose tous les espaces qui nous passent par la tête. Mais nos têtes ne sont pas aussi bien faites que celles de Bergson et de Valéry.
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