jeudi 28 juin 2018

Une interview de ... Bernard Gensane


Marcel Rudolf est un étudiant allemand. Il prépare avec des condisciples une exposition sur “ Mai 68 dans les pays romans ”. Par parenthèse, la manière dont on nomme l'Autre est toujours intéressante. Connaissez-vous un seul Français qui dirait spontanément : “ J'habite dans un pays roman ”? De même, lorsqu'on qualifie l'Angleterre ou les États-Unis de "pays anglo-saxons ”, cela frôle l'idiotie : l'Angleterre ne l'est que très partiellement et les États-Unis ne le sont quasiment plus. Et je ne parlerai pas des “ Indiens ” découverts (sic) par Christophe Colomb.

Marcel m'a repéré et a souhaité engager un dialogue avec moi, le vieux prof qui, s'il n'a pas connu le maréchal Joffre, a eu 20 ans le jour des barricades de mai 1968. Comme, par ailleurs, j'ai beaucoup écrit sur la pop music de cette époque, j'étais pour lui “ der richtige Mann am richtigen Platz ”.

Les années soixante ont changé le monde. Pleine d’énergie, pleine de vitalité, la nouvelle génération a voulu provoquer des changements politiques – soit les droits des minorités soit la paix – en « battant le pavé ». En France, la décennie se termine par des révoltes étudiantes à Paris et par des grèves ouvrières en mai 1968.

En écoutant de la musique, les jeunes adultes ont organisé leurs loisirs. Dans les chambres des adolescents, l'électrophone tenait une place essentielle pour écouter leurs disques préférés. Des groupes internationaux ont ému toute la génération.

Dans un interview avec Bernard Gensane, un témoin de l’époque, je souhaite aborder les rapports de la musique francophone avec les mouvements de cette époque (des années soixante).

Tout d’abord, pouvez-vous nous résumer brièvement votre vie ?

En mai 68, j’étais étudiant en licence d’anglais à l’université d’Amiens. J’ai ensuite rejoint l’université de Paris VIII. De 1976 à 2008, j’ai exercé comme maître de conférences puis professeur aux universités d’Abidjan et Poitiers. J’ai soutenu une thèse de 3èmecycle sur la pop music et une thèse Nouveau Régime sur George Orwell. J’ai publié un livre sur la pop music et les mouvements marginaux en Angleterre en 1971, un livre sur George Orwell en 1994 et un livre sur la censure au Royaume-Uni en 2002.


Bernard Gensane, vous avez eu vingt ans en mai 68. Comment avez-vous vécu l’année 1968 et plus précisément les mois de mai et juin1968 ?

Je viens d’un milieu d’enseignants du nord de la France. Une famille de gauche, laïque, profondément républicaine. Á 14 ans (en 1962), je collecte de l’argent pour soutenir les mineurs de charbon qui ont entamé une grève très dure contre un pouvoir très réactionnaire, celui du premier ministre Georges Pompidou, homme-lige (comme Macron plus tard) de la banque Rothschild dont il fut longtemps le fondé de pouvoir. Je participe ensuite à de nombreuses manifestations contre la guerre du Vietnam et au comité anti-Outspan contre l’apartheid en Afrique du Sud. Je ne suis pas un militant exceptionnel mais, disons, actif, cohérent et constant. Dans un texte publié en mai 2008 (« Mon Mai 68 »), je m’adressais en conclusion à mes plus jeunes enfants : « Je leur souhaite de connaître un jour une griserie collective aussi forte. » 1968 reste pour moi la répression extrêmement sanguinaire des manifestations au Mexique, celle d’une férocité rarement vue contre les militants démocrates à Chicago, puis des Jeux Olympiques historiques (le saut  en longueur interminable de Bob Beamon, le Fosbury Flop et les poings gantés des deux athlètes noirs étasuniens). Et je n’oublierai jamais le Printemps de Prague, de janvier à août.


Mai 68 commença en ce qui me concerne début avril, par une manifestation dans la rue principale d’Amiens. Nous n’étions pas très nombreux. J’ai marché ce jour-là aux côtés de l'Amiénois d'adoption Alain Bombard, qui avait traversé l'Atlantique en 1952, sur un canot pneumatique de son invention, sans aucune réserve de nourriture et d’eau. Par cette extraordinaire expérience de survie, il avait prouvé qu’on meurt plus de désespoir que de faim et de soif, comme les naufragés du “ Radeau de la Méduse ” de Géricault. J’ai vécu les trois mois qui ont suivi, jusque fin juin, à l’Université d’Amiens où nous avons repensé, dans l’exaltation et l’épuisement, le fonctionnement d’une institution jusque là totalement paternaliste et non démocratique.


Qu’est-ce qui a changé pour vous personnellement après les “ événements ” ?

Difficile à dire. Pas grand-chose. Je venais, je le rappelle, d’un milieu d’enseignants progressistes (mon grand-père, instituteur “ IIIème République ”, avait soutenu le mouvement, avec des réserves, certes, mais tout de même) et je me suis apprêté à devenir un enseignant progressiste.


Dans les années soixante, un aspect puissant fut la musique et son influence sur la société. De quelle manière vous êtes-vous penché sur la musique ?

Par les Beatles et Bob Dylan. J’ai appris l’anglais chez des amis du Yorkshire et dans les chansons de Dylan et Lennon/McCartney. J’ai une très bonne oreille, donc j’entends très bien les langues et je les reproduis fidèlement. L’anglais fut pour moi la langue de la pop, et la pop fut le media de la langue. Dès l’âge de 14 ans, j’ai eu un rapport très sensuel à l’anglais et, à un degré moindre, à l’allemand et l’espagnol.


Quelles sont les chansons qui ont marqué cette époque en France également au regard des révoltes en 1968 ? Quels thèmes ont-elles traité ? A quel style ont-elles appartenu ?

Il y a un avant et un après Blonde on Blonde et Sgt Pepper. Mais même dans le Dylan des années 60, je n’ai jamais trop recherché un contenu politique, que j’ai trouvé en lisant Marcuse (j’ai suivi ses conférences à l’universités de Vincennes) ou Marshall McLuhan (j’ai connu personnellement une de ses filles). Et puis des Français marquants de l’époque : Barthes, Althusser. La pop fut pour moi une affaire d’esthétique. On ne peut pas imaginer aujourd’hui l’extraordinaire inventivité de l’époque. Il ne se passait pas une semaine, que dis-je, trois jours, sans un disque complètement nouveau, du jamais entendu, de l’impensé. Essayez de vous représenter la première fois que j’ai entendu “ Satisfaction ” (et son riff de trois notes immortelles), Tommy (je tiens Peter Townsend pour un authentique génie), “ God Only Knows ”, “ A Day in the Life ”, “ Hey Jude ”, que j’ai écouté avec un vieux journaliste anglais (pas spécialement “ rock and roll ”) qui m’a dit : « It’s the song of the century ».


Dans les autres pays européens, des groupes comme les Beatles, les Who ou les Rolling Stones ont connu un très grand succès, pas seulement en raison de leur talent musical.  Les Rolling Stones en particulier ont chanté des paroles qui ont provoqué la société en créant des textes que les parents ne voulaient pas que leurs enfants écoutent. A-t-on pu observer des phénomènes similaires en France ? 


De manière très atténuée car très peu de Français maniaient l’anglais. Mes parents enseignants en avaient retenu trois mots.


Quelles sont les valeurs dominantes transmises par les chansons et comment se reflète l’attitude des jeunes dans les chansons. Cette musique, a-t-elle créé un fossé entre les générations ?


La musique ne crée pas un fossé. Elle peut, éventuellement, le refléter, l’élargir. Le grand concept véhiculé pendant les années soixante, dans toute l’Europe et aux États-Unis, c’est la jeunesse et son affirmation. Par jeunesse, j’entends une étape intermédiaire de cinq à dix ans avant l’entrée dans l’âge adulte. Ce laps de temps a été rendu matériellement possible car les jeunes disposaient d’un véritable et tout nouveau pouvoir d’achat. Á 20 ans, je gagnais ma vie alors que mes parents auraient pu subvenir à mes besoins.


Dans votre article « La pop music 1966- 1970 : la révolte sans la révolution » paru dans « Les années Wilson, 1964-1970 » (Paris, 1998), vous parlez de la musique, plus précisément des Beatles, comme « le baromètre du temps ». Comment se voit le changement d’attitude dans le développement de la musique en France ?


Il n’y a, ce me semble, aucun équivalent français à Sgt Pepper en tant que baromètre (certains pensent que Revolver lui est musicalement supérieur, mais c'est un autre débat). Ce disque nous donne en 40 minutes toute la société anglaise du moment. En France, on a des sensibilités très originales, des modes d’expression très puissants, mais plus parcellaires (Brassens, Ferré, Brel, cet immense créateur belge que je me permets d’annexer).


Finalement, 50 ans après les révoltes, pensez-vous qu’on peut parler d’une révolution ? Selon vous, qu’est-ce qui s’est maintenu ?


Révolution, sûrement pas. 68 aura été un accélérateur de particules ayant fait avancer la cause des femmes, des homosexuels (en 1972, le Premier ministre, 5 ou 6 des plus grands acteurs anglais sont homos, tout le monde le sait mais ça n’existe pas), une vraie affirmation de la classe salariale (en France, en Italie on parle naturellement de « la classe ouvrière », qui va in paradiso comme le disait Elio Petri en 1971 dans un film – Palme d’or au Festival de Cannes – exprimant admirablement la solidarité ouvrière). Depuis 30 ans, le balancier va dans l’autre sens et les expressions de la révolte en chanson ne sont pratiquement jamais programmées à la radio ou à la télé. Récemment, la radio publique française a évoqué une petite dizaine de fois, pendant une journée, le chanteur Marc Ogeret. Il venait de mourir. Durant ce dernier quart de siècle, je n’ai jamais entendu une chanson de lui sur les ondes. Pas seulement parce que son répertoire était nourri des poèmes d’Aragon mais parce que, sur les ondes françaises, ce que vous, Allemands, appelez chanson a complètement disparu.

Une interview de ... Bernard Gensane

Á Vincennes, en 1970, on fumait dans les salles de TD.

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