Je suis membre d'un groupe de personnes relativement âgées qui fournissent sur Facebook des documents, personnels ou non, concernant les années quarante et cinquante.
Je voudrais dire deux ou trois mots sur la photo ci-dessous, proposée par Anne Mazer. L'esthétique de cette photo est réelle. Sociologiquement, c'est un document formidable. Les réactions des membres du groupe furent de deux ordres. Les gens du nord étaient très sympas (pas vrai Bachelet, pas vrai Macias ?), il y avait une grande solidarité dans les corons. Ayant moi-même vécu, durant ma prime enfance, dans un milieu urbain légèrement amélioré par rapport à celui-là, je peux dire que ces appréciations sont parfaitement valables.
Maintenant, regardons bien cette photo. Il n'y a pas de tout à l'égout, vraisemblablement pas d'eau courante, l'isolation thermique est un concept inconnu à l'époque et j'imagine que cette maison dispose seulement d'un pauvre poêle, peut-être un feu continu. A part cela, comme l'observe un membre du groupe, il n'y a pas un papier par terre. Du nord de la Somme jusqu'au Danemark, la propreté régnait à l'époque, même dans des rues de terre battue.
Le mari de cette dame qui tord sa “ wassingue ” (serpillère, déjà l'anglais nous avait envahi) en regardant le photographe est vraisemblablement mineur de fond. Les mineurs étaient logés pour un loyer plus que symbolique, ce que ne critiquait pas encore les bourgeois repus de la Cour des Comptes. Quand les fenêtres étaient murées, les impôts locaux étaient plus faibles. Derrière la blondinette, une veuve, de la Guerre 14-18 ou d'une silicose.
Ce document poignant m'a fait penser à une page admirable d'Orwell dans Le Quai de Wigan, quand l'auteur découvre la misère du nord de l'Angleterre et met en scène sa propre culpabilité de bourgeois. Dans ce passage, Orwell croise, vu d'un train, le regard d'une femme prolétaire qui, alors qu'il gèle à pierre fendre, tente de déboucher le tuyau d'évacuation de sa cuisine. Voilà ce que j'en ai écrit dans mon livre sur l'auteur de 1984 :
“ La jeune femme se détache, unique, de l'enfer industriel dans lequel le train roule lentement mais elle est censée représenter toutes les femmes de la classe ouvrière dans leur tragique destinée ("the usual exhausted face of the slum girl"). Ici, on sent souvent le décor, mais ce léger décalage, cette subtile distortion de la réalité, sont revendiqués et ajoutent à la magie. La jeune femme n'est pas dupe du regard que fait peser sur elle le voyageur ("She knew well enough"), donc elle représente une menace pour la classe dirigeante d'autant que les bourgeois ont une puissance de réflexion limitée ("we are mistaken"). Orwell pense à ce moment précis que pour se débarrasser de ses chaînes le peuple n'a pas besoin de sauveur. L'idéologie de cette femme de mineur pourrait devenir révolutionnaire, même si la condition reste aliénée. La prolétaire ne perçoit pas encore sa situation réelle dans le continuum historique mais elle imagine un avenir différent du présent. Dans ces quelques lignes, Orwell me semble – c'est sûrement impossible à vérifier – saisir une vérité qu'il a lui-même mise en scène avant d'oublier qu'il y est pour quelque chose."
La femme à la wassingue ne menace personne.
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