samedi 28 septembre 2013

Pierre Lemaitre. Au revoir là-haut




Paris, Albin Michel 2013.


Je ne suis pas sûr que Pierre Lemaitre connaisse cet extrait d’Un Peu d’air frais, publié par George Orwell en 1939 :

« À la guerre, il arrive aux gens des choses extraordinaires. Et ce qu’il y a de plus extraordinaire que la façon dont on y trouve la mort, c’est la façon dont celle-ci vous épargne parfois. On aurait dit un flot impétueux vous emportant vers votre dernière heure et vous abandonnant soudain dans un bras mort, occupé à des tâches invraisemblables et futiles, avec une solde améliorée. Il y avait des bataillons de travailleurs traçant dans le désert des routes ne menant nulle part, des types oubliés dans des îles au milieu de l’océan, avec pour mission de repérer des croiseurs allemands coulés déjà depuis des années, des ministères de ci et de ça employant des armées de scribes et de dactylos qui subsistaient longtemps après avoir perdu leur raison d’être, par simple force d’inertie. On fourrait des gens dans des emplois sans objet, et ensuite ils y étaient perdus de vue jusqu’à perpète. »

Le narrateur de ce roman publié juste avant la Seconde Guerre mondiale nous dit que la guerre et, mieux encore, l’après guerre, c’est la mort de la démocratie (entre autre parce que la surabondance de bureaucratie laisse libre court à la bêtise et l’arbitraire), la lutte des classes exacerbée au profit des puissants et le bordel – pas vraiment joyeux – organisé.

L’histoire de ce roman, où Lemaitre se renouvelle complètement, est à la fois extravagante et fortement réaliste : Édouard, un fils de la grande bourgeoisie, artiste, homosexuel, a sauvé Albert, modeste comptable, d’une mort atroce au prix de sa défiguration par un éclat d’obus. Le lieutenant Pradelle, arriviste méprisant, va tenter de briser les deux hommes avant de se lancer après la victoire dans une arnaque ignoble consistant à vendre aux collectivités des cercueils remplis de terre et de cailloux, de morceaux de cadavres français, voire de soldats allemands. Les deux héros vont, quant à eux, monter une entourloupe plus géniale encore que celle de l’officier en profitant du climat du moment où le culte des Poilus est, en surface en tout cas, la nouvelle religion, pendant que les marchands du temple prospèrent comme jamais. Il s’agira de lancer une souscription nationale auprès des municipalités pour l’achat de monuments aux morts qui n’existeront que sur le papier. La première arnaque m’a remémoré une escroquerie similaire qui fit la fortune d’un industriel français dans les années cinquante, pendant et après la guerre d’Indochine. La seconde est le fruit de l’imagination de l’auteur, alors qu’elle semble au moins aussi authentique que la première.

Je me demande si un roman a jamais aussi bien filé la métaphore de la chair à canons et celle de la lutte des classes autour de la guerre. Comme Orwell (qui combattit en Espagne), Lemaitre nous rappelle que les champs de bataille sont le lieu de la pestilence, d'une géhenne “ boschienne ” (« à la première accalmie, des rats gros comme des lièvres cavalent avec sauvagerie d’un  cadavre à l’autre pour disputer aux mouches les restes que les vers ont déjà entamés »), de la machine aveugle qui détruit le libre arbitre et qui broie (pour le soldat de base, l’ennemi c’est l’officier et non le bougre d’en face ; entre eux, une ligne de démarcation qui n’est pas que de verre). Dans cette lutte de classe poussée à l’extrême, l’individu cesse de résister car il sait, pour ne citer que cet exemple bien connu, que le refus de porter un pantalon rouge taché de sang peut l’amener devant un peloton d’exécution. S’il en allait autrement, les guerres ne dureraient pas trois semaines. Pendant les combats, les soldats sont durement manipulés : on leur demanderait d’aller se battre sur la lune, ils iraient. La résignation peut déboucher sur la déraison :

« [Les soldats] en ont subi tant et tant que voir cette guerre se terminer comme ça [par un armistice], avec autant de copains morts et autant d’ennemis vivants, on a presque envie d’un massacre, d’en finir une fois pour toutes. On saignerait n’importe qui. »

Après les combats, la machine guerrière est tellement lourde qu’elle ne peut s’arrêter, comme un Titanic sur son erre. Les Poilus ne servent plus à rien, mais on ne parvient pas à les démobiliser comme il convient, c’est-à-dire en leur donnant un métier autre que celui d'homme-sandwich et en réinsérant dans la société les blessés, les handicapés, les cassés de manière honorable.

Toujours près de ses personnages qui ont leur chance parce qu’il ne les juge pas, Pierre Lemaitre tient son lecteur en haleine pendant plus de 500 pages grâce à des intrigues aux rebondissements dont il a le secret et à des trouvailles stylistiques éblouissantes. Je ne déflorerai pas l’utilisation « daliesque » que l’auteur fait d’une tête de cheval mort car elle est consubstantielle au fil rouge du récit. J’ai quand même plaisir à citer la rencontre d’Albert avec la créature :

« Il agrippe la tête de cheval, parvient à saisir les grasses babines dont la chair se dérobe sous ses doigts, il attrape les grandes dents jaunes et, dans un effort surhumain, écarte la bouche qui exhale un souffle putride qu’Albert respire à pleins poumons. Il gagne ainsi quelques secondes de survie, son estomac se révulse, il vomit, son corps tout entier est de nouveau secoué de tremblements, mais tente de se retourner sur lui-même à la recherche d’une once d’oxygène, c’est sans espoir. »

Et j’invite à lire et relire les descriptions des combats, en d’autres termes la manière dont le Moloch pulvérise les combattants. Sous le feu d’enfer, Albert va, pense-t-il, mourir dans un trou d’obus. Voyez ceci :

« Et là, à la place du ciel, à une dizaine de mètres au-dessus de lui, il voit se dérouler presque au ralenti, une immense vague de terre brune dont la crête mouvante et sinueuse ploie lentement dans sa direction et s’apprête à descendre vers lui pour l’enlacer. Une pluie claire, presque paresseuse, de cailloux, de mottes de terre, de débris de toutes sortes annonce son arrivée imminente. » Une pluie claire et paresseuse : il fallait l’oser !

Lemaitre a désormais, non pas une, mais des manières de raconter, légèrement différentes, pour chacun de ses textes, et à l’intérieur d’un même texte. Tout coule comme de l’eau de source. Il y a chez lui une volonté d’imaginer très forte, un imaginaire puissant (ce qui n’est pas la même chose), le courage, le dessein de surprendre (avec ce qu’il faut de fantaisie, de dinguerie), et un très grand besoin d’écriture au sens durassien du terme. Au pire moment du récit, Lemaitre nous impose son humour machiavélique. Que donne-t-il après la « pluie claire » ? Un petit conseil technique :

« Albert se recroqueville et bloque sa respiration. Ce n’est pas du tout ce qu’il faudrait faire, au contraire, il faut se mettre en extension, tous les morts ensevelis vous le diront. » Se mettre en extension quand on va mourir au fond d’un trou d’obus ! Et puis quoi encore ? La remarque parfaitement idiote selon laquelle le petit comptable, au moment où des tonnes de terre, de cailloux, de ferraille vont l’asphyxier, ressemble, en temps normal – il y a beaucoup de peintres et de tableaux célèbres dans ce récit, à un Tintoret. Magnifique enchevêtrement du tragique et du comique. Sublime mais dérisoire irruption de la culture dans l’horreur séculière. On retrouvera cet embrouillamini au niveau de la nation. L’auteur nous explique par le menu ce qui se passe quand les militaires sont au pouvoir, comme pendant la période de démobilisation. Le chaos est « indescriptible ». Les morts sont enterrés, déterrés, réinhumés dans une puanteur qui n'importune guère les narines des dirigeants. Les gares sont pleines des cercueils qu’on est parvenu à extirper du front. Sous l’apparat, le sacré de l’honneur à rendre à ceux qui sont tombés, il y a la grande bouillie des cadavres anonymes de Poilus entombés n’importe comment : on brisera des nuques, on coupera des pieds, on cassera des chevilles pour faire entrer ces déchets humains dans des cercueils d’un mètre trente de long. Au passage, on raflera quelques montres, quelques tabatières, quelques alliances. Pour les capitalistes effrénés, les cadavres en putréfaction sont une marchandise. Cela n'adviendra que parce que le monde des affaires aura pris le pas sur les élus et l’administration. À la pestilence des champs de bataille succédera la puanteur de la vie politique et économique. Comme les soldats au Chemin des Dames, les citoyens qui sombreront seront ensevelis par les margoulins.




Note de lecture (127)



Lemaitre excelle dans l’ironie. Qu’un artiste, défiguré par un énorme trou béant en plein milieu du visage, un trou où l’on passe le poing sans peine, dessine des enfants de profil, il fallait le tenter ! Il faut suivre les méandres de l’instance narrative de l’auteur :

« Certes, la guerre avait été meurtrière au-delà de l’imaginable, mais si on regardait le bon côté des choses, elle avait permis aussi de grandes avancées en matière de chirurgies maxillofaciale. »

Ou mieux encore lorsqu’il y a une rupture de temps qui fait qu’on ne sait plus très bien qui parle :

« Ajoutez à cela qu’il était assez beau. Il fallait aimer les beautés sans imagination, bien sûr, mais tout de même, les femmes le désiraient, les hommes le jalousaient, ce sont des signes qui ne trompent pas. »

Le narrateur chez Lemaitre n’est jamais totalement objectif. Il joue avec les personnages sans se jouer d’eux, il les investit par différents côtés, mais pas globalement. Lemaitre, qui est pourtant fin psychologue, nous livre juste ce qu’il faut de la psychologie de ses créations. L’important pour lui est ailleurs. D’abord, dans la verticalité de ce monde déshumanisé (Au revoir là-haut), qui est la métaphore centrale, parce que politique, du livre :

« De se retrouver comme ça dans une fosse, même aussi peu profonde, de vraies sueurs d’angoisse le saisissent malgré le froid qui est descendu, parce que, avec lui dans le trou et le capitaine au-dessus campé sur ses jambes, toute l’histoire lui remonte à la gorge, il a l’impression qu’on va le recouvrir, l’ensevelir, il se met à trembler, mais il repense à son camarade, à son Édouard, et il se force à se baisser, à reprendre son ouvrage. »

C’est cette verticalité qui permet à l’officier, âme damnée du récit, d’être à la fois ferrailleur et membre du jockey-club, de reconstruire la demeure familiale en trois coups de cuiller à pot, en exploitant, selon une hiérarchie subtile, des travailleurs chinois, sénégalais et français.

L’important est en outre pour l’auteur de montrer comment les personnages, y compris l’ancien officier, sont les marionnettes figées d’une histoire qui ne se fait plus. Dans cet objectif, Lemaitre use abondamment du présent et invente un système de ponctuation qui nivelle les actants du récit, les ramène sans arrêt au niveau du sol ou plus bas que terre. Trois exemples entre cent :

« Maintenant, le voilà seul dans cette pièce, la porte est refermée, on va prévenir que M. Maillard est ici, son fou rire est calmé, ce silence, cette majesté, ce luxe vous en imposent quand même. »

« « Elle est derrière lui, en tablier ou en blouse, et porte un enfant dans ses bras, elle pleure, ils sont jeunes tous les deux, il y a le titre au-dessus du dessein : Départ pour le combat. »

« Ils avancent groupés, l’un tient haut son fusil prolongé par une baïonnette, le deuxième, près de lui, le bras tendu, s’apprête à lancer une grenade, le troisième, légèrement en retrait, vient d’être atteint d’une balle ou d’un éclat d’obus, il est cambré, ses genoux cèdent sous lui, il va tomber à la renverse… »

Dans tous ses romans, Lemaitre aime désarçonner le lecteur par des rebondissements totalement imprévus. Au revoir là-haut en compte une paire, sidérants. Mais ce que j’affectionne particulièrement dans ces pages censées narrer la petite et la grande histoires, c’est l’utilisation par l’auteur de prolepses qui authentifient un récit qui n’est que pure invention :

« Évidemment, voir comme ça Édouard Péricourt allongé dans la gadoue le 2 novembre 1918 avec une jambe en bouillie, on peut se demander si la chance ne vient pas de tourner, et dans le mauvais sens. En fait, non, pas tout à fait, parce qu’il va garder sa jambe. Il boitera le restant de ses jours, mais sur deux jambes. »

Au fait, quid de ce titre bizarroïde ? Quelques instants avant d’être fusillé pour traîtrise le 4 décembre 1914, le soldat Jean Blanchard écrivit ces quelques mots à sa femme : « Je te donne rendez-vous au ciel où j’espère que Dieu nous réunira. Au revoir là-haut, ma chère épouse… »

Blanchard fut réhabilité le 29 janvier 1921.

J’encourage tous les élèves de France à lire ce grand roman. Cela compensera un peu l’asthénie de l’enseignement de l’histoire dans nos classes.



Pour mémoire : j'ai rendu compte de Cadres noirs ici ; d'Alex ici ; et de Sacrifices ici.

Date de publication : 21 août 2013.



Photo de Pierre Lemaitre par B.G., d.r.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire