jeudi 10 octobre 2013

Le corps du Che


Le Grand Soir reprend un article passionnant de Richard Gott, publié en août 2005, sur la mort de Che Guevara.

 

Au matin du 8 octobre 1967, Ernesto Che Guevara et une dizaine de guérilleros sont encerclés par l’armée bolivienne à quelques kilomètres de La Higuera, petit village de Bolivie situé dans la précordillère andine. Capturé, le Che est exécuté le lendemain à La Higuera. Pour la première fois, trente-huit ans après l’événement, l’un des rares journalistes témoins de sa mort raconte en détail le moment où l’armée bolivienne, avec l’aide d’officiers américains et d’agents de la CIA, a transporté le corps du révolutionnaire d’origine argentine dans le village de Vallegrande, où des médecins ont « préparé » la dépouille mortelle du Che avant de la présenter aux médias du monde.


par Richard Gott (Le Guardian), août 2005
En 1967, il y a de cela pratiquement quarante ans, je résidais à Santiago du Chili, où je travaillais à l’université tout en écrivant pour le journal londonien The Guardian. En janvier de cette année-là, j’appris par des amis de la gauche chilienne que Che Guevara était en Bolivie ; en mars, la première manifestation de la guérilla se produisit. Dès le mois d’avril, une escouade de journalistes débarqua au campement de Ñancahuazú, proche de la ville pétrolière de Camiri. Peu de temps après, un petit groupe – dont faisait partie Régis Debray –, sorti du campement, fut capturé et ramené à Camiri. A la même période, à La Havane, étaient publiés les derniers écrits du Che, sous la forme d’un recueil intituléCréer un, deux, trois... de nombreux Vietnam, un appel à la lutte adressé à la gauche internationale.
Je décidai de partir pour la Bolivie vérifier par moi-même si ce pays était réellement propice à une nouvelle guerre du Vietnam. Rares étaient les nouvelles au plan international sur la guérilla en Bolivie. Je pris donc, en août, le train transandin, qui partait du port chilien d’Antofagasta pour La Paz, siège du gouvernement bolivien (1).

Le pays se trouvait alors sous la dictature militaire du général René Barrientos, officier de l’armée de l’air, qui avait accédé au pouvoir deux années plus tôt. Avec l’apparition des guérillas, la Bolivie était soumise à la loi martiale. La sortie des villes était contrôlée par des barrages militaires.
Je pris toutes les précautions nécessaires : j’arrivai en train pour éviter les aéroports, qui étaient sous haute surveillance, et je me rasai la barbe car tout barbu était d’emblée suspect. Mon idée était de voyager à travers le pays en me faisant passer pour un touriste ordinaire, sans me faire enregistrer comme correspondant étranger. C’était compter sans d’innombrables difficultés ; il était impossible de voyager hors des villes sans l’autorisation écrite du commandant en chef, le général Alfredo Ovando – qui devait devenir président par la suite.
Je me résignai donc à me faire enregistrer à La Paz, en compagnie d’autres journalistes étrangers, parmi lesquels un ami du Times de Londres. Un jour, celui-ci me fit part de la curieuse attitude d’un journaliste danois. Ce Danois passait quotidiennement deux heures à envoyer dans son pays des télex contenant toutes les informations qu’il avait récoltées dans la presse bolivienne. « L’intérêt danois pour les affaires boliviennes est-il si grand ? », se demandait mon ami, intrigué à juste titre. J’étais également surpris, jusqu’au moment où je découvris fortuitement que le Danois était un correspondant de gauche qui envoyait des nouvelles à l’agence Prensa Latina de La Havane, via le Danemark !

Je voyageai donc durant plusieurs semaines à travers le pays, pour palper l’atmosphère qui y régnait, et observer si la Bolivie était vraiment en pleine phase prérévolutionnaire. Je visitai les mines d’Oruro, de Siglo Veinte et de Potosí – toutes sous contrôle militaire –, dont les accès étaient gardés par des soldats armés. Les dirigeants syndicaux se trouvaient, bien entendu, tous en prison, et les mineurs avaient une peur bleue de s’exprimer.

[…]

La forme de la barbe, les traits du visage, sa chevelure longue et abondante étaient reconnaissables parmi mille autres. Il portait un uniforme militaire vert olive et une veste à fermeture à glissière, des chaussettes d’un vert délavé et des chaussures qui semblaient de fabrication artisanale. Comme il était entièrement habillé, il était difficile de déterminer où il avait été atteint. Deux orifices étaient visibles à la base du cou ; plus tard, lorsqu’on nettoya son corps, j’aperçus une autre blessure, au ventre. Il avait très certainement des plaies aux jambes et près du cœur, mais je n’ai pas pu les voir.

[…]

Les personnes qui entouraient le corps se révélaient bien plus répugnantes que le cadavre : une religieuse ne pouvait cacher son sourire et se laissait aller jusqu’à rire ostensiblement ; les officiers arrivaient, munis de coûteux appareils photographiques pour immortaliser la scène ; et, naturellement, l’agent de la CIA occupait les lieux, s’accaparant d’office la responsabilité de toute l’opération et entrant dans une rage folle chaque fois qu’on osait pointer un appareil photo sur lui. « D’où venez-vous ? », lui demandions-nous en anglais, ajoutant pour rire : « De Cuba ? », « De Porto Rico ? » Mais notre humour n’était visiblement pas à son goût, et il répondait sèchement : « From nowhere » (« De nulle part »).

Intégralité de l'article ici.

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