samedi 22 février 2014

L'antisémitisme dans La Grande Illusion

Renoir disait avoir choisi le titre La grande Illusion « parce qu’il ne voulait rien dire de précis ».

Politiquement parlant, Renoir fut un électron libre. Il travailla pour les communistes mais ce serait s’avancer de le voir en homme viscéralement de gauche.

La thèse principale de ce film est néanmoins assez claire : les barrières de classe sont plus étanches que les frontières entre pays. Au début du film, les officiers français et allemands mangent ensemble. La connivence entre l’officier français de Boëldieu et l’aristocrate allemand von Rauffenstein est flagrante, tout comme la complicité, qui pourrait être un début d’amitié, entre le pilote français Maréchal, technicien dans le civil, et un soldat allemand, issu de la même classe que lui, qui lui coupe sa viande car il est blessé.


Dans ce concert d'estime et de compréhension réciproques, de sous-entendus, de « passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné », que faire du personnage juif, joué par Marcel Dalio, juif dans la vie ? Ce personnage était-il bien utile ? Dans un film tourné en 1937, alors qu’on commence à savoir de manière précise le sort réservé aux Juifs en Allemagne, pourquoi un personnage juif sans la moindre allusion, même anachronique, à ce qu’ils endurent sous la férule nazie ? Le futur banquier aurait pu être auvergnat. Seulement, les années trente sont une période où, de nouveau, on peut casser du Juif, métaphoriquement, mais aussi physiquement. Renoir ne va pas jusque là, bien sûr. Mais il nous présente une caricature « normale » d’un Juif comme il y en a tout de même assez peu en France (fils de banquiers roulant sur l’or). C’est que le terrain a été balisé, banalisé par les médias, le personnel politique, et par la culture populaire. Tenez, dans la chanson “ Le lycée Papillon ” de Georgius, immense succès de 1936, on entend ceci :

Elève Isaac? - Présent
En arithmétique´ vous êtes admirable
Dites-moi ce qu´est la règle de trois
D´ailleurs votre père fut-il pas comptable
Des films Hollywood? Donc répondez-moi.
Monsieur l´Inspecteur
Je sais tout ça par cœur.
La règle de trois? C´est trois hommes d´affaires
Deux grands producteurs de films et puis c´est
Un troisième qui est le commanditaire
Il fournit l´argent et l´revoit jamais.
Isaac, mon p´tit
Vous aurez neuf et d´mi!

C’était gentillet pour l’époque, rigolo à souhait. Rien à voir avec « je pisse à la raie d’une vieille juive » de Dieudonné aujourd’hui.

Alors, il ne métonnerait pas que le Rosenthal joué par Dalio, le fils de banquiers juifs qui possèdent une maison de couture, ait été inspiré à Renoir par Jacques Heim, qui avait à peu près le même âge que Rosenthal. Ce fondateur d’une grande maison de haute couture fut très proche du monde du spectacle car il habilla de très nombreux films et pièces de théâtre. À de nombreuses reprises, il fut aidé financièrement par André Citroen, ingénieur et industriel de génie, fils de Lévi Citroen, diamantaire juif néerlandais et de Masza Kleinman, juive polonaise. Rosenthal, pour sa part, était né à Vienne « d’une mère danoise et d’un père polonais ». Ce que Maréchal, en bon Français de souche, qualifie au début du film, sur le ton d’une plaisanterie mi-figue mi raisin, « la vieille noblesse bretonne ». On verra vite le feu qui dort sous la braise de cette saillie.

Rosenthal, « la vallée des roses », est donc un personnage différent. Il est clairement hétérosexuel (seulement, avec ces gens-là, il faut toujours se méfier), mais il manipule avec volupté des vêtements féminins de soie que les prisonniers ont reçu en vue d’un spectacle de cabaret qu’ils vont jouer. Il « aime les robes de femmes » ! C’est lui qui reçoit les plus gros colis de fine nourriture, qu’il fait partager aux autres. Mais il avoue que cette générosité sert en fait à masquer la pingrerie consubstantielle de son peuple.

La fortune de ses parents s’est construite de manière spectaculaire. Forcément, des Juifs ! En trente ans, ils ont acquis trois châteaux historiques avec haras et galeries de tableaux. Mieux que des oligarques russes. Ce cosmopolite qui s’est approprié le sol de France (et qui fréquente le Fouquet’s )fait observer aux bons Français qu’ils en possèdent, quant à eux, à peine cent mètres carrés.


Lorsque Rosenthal et Maréchal sont en cavale, le prisonnier juif, dont l’aristocrate Boëldieu a facilité l'évasion en mourant (Boëldieu signifie le boyau de dieu, donc celui qui en a), devient vite un poids : une blessure aux pieds retarde la progression des évadés. Un mot en appelant un autre, Maréchal/Gabin hurle : « J’ai jamais pu blairer les Juifs ! » À noter que Rosenthal/Dalio, qui a pété un câble en premier (chochotte, va …) ne lui rétorque pas : « Et moi les cathos ! »

Nous sommes en présence d’un film bourré de personnages stéréotypés. On passe sur celui de l’officier allemand incarné par le faux aristocrate von Stroheim. C’est la production qui avait imposé à Renoir, à la fois Stroheim et un développement du personnage qui n’intéressait pas vraiment le cinéaste. Qu’ils s’agisse de l’aristocrate français joué par Pierre Fresnay, du chanteur de caf’ conc’ joué par Carette, du spécialiste de Pindare joué par un acteur juif qui sera torturé par la Gestapo et fusillé en 1944, ou encore de la jeune veuve allemande jouée par Dita Parlo (l'action est censée se dérouler en 1916), tous apparaissent dans une lumière favorable. Seul le personnage de Rosenthal fait épisodiquement l’objet de remarques désagréables ou hostiles de la part des autres Français (mais jamais des Allemands), sans parler du fait qu’il pose presque constamment problème dans la diégèse. Une cheville carrée dans un trou rond comme disent les Anglais.

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