samedi 16 août 2014

Renversement du discours sur la pauvreté


Depuis une bonne quarantaine d’années, de nombreux taxis d’Afrique de l’Ouest arborent un calicot selon lequel « Pauvre a Tort ». Ce qui, grossièrement, signifie que les pauvres – comme les chauffeurs de taxis – ont tort d’être pauvre et que, de toute façon, ils le méritent. Cela renvoie bien sûr au dogme bourgeois du XIXe siècle qui fustigeait le pauvre responsable de ses maux (surtout s’il buvait et battait sa femme et ses enfants), alors qu'inversement le riche méritait sa richesse : il était intelligent, entreprenant et, surtout, moral.

Tandis que, durant les Trente Glorieuses, cette problématique de la responsabilité, sans franchement relever du marxisme, fut fortement marquée par une approche matérialiste, nous sommes désormais revenus 150 ans en arrière. Le social-libéral François Hollande a inventé une stratégie d’endormissement de la classe salariale qu’il a baptisée de l’étrange appellation « Pacte de Responsabilité ». On ne voit vraiment pas pourquoi les travailleurs devraient se sentir « responsables » dans la mesure où, depuis que la droite est vraiment revenue au pouvoir en 2002 (avec Raffarin, ce faux débonnaire féroce), il ne s’est pas passée une journée sans qu’un coup de massue ne s’abatte sur le peuple dans toutes ses composantes.


Pour accompagner ces attaques frontales, la classe dirigeante a utilisé, d’une part, des médias qui lui étaient tout acquis (Malcolm X nous avait prévenu : « si vous n'y prêtez garde, les médias vous feront détester les opprimés et aimer ceux qui les oppriment. ») et, d’autre part, des relais « de gauche » comme le parti socialiste ou la CFDT. Tout récemment, le conseil d’administration de la Caisse nationale d’Assurance-maladie (CNAM) a prévu la suppression de 4 490 postes d’ici à 2017 : 9 600 départs à la retraite dont 47% ne seront pas remplacés. Ont voté contre cette disposition la CGT, FO et la CF-CGC. Michel Régereau, président CFDT de l’UNCNAM depuis 2004 (Union Nationale des Caisses d'Assurance Maladie) s’est réjoui de cette nouvelle convention, parfaitement solférinienne en esprit car elle  « conforte l’Assurance-maladie dans ses missions de garant de l’accès aux droits et aux soins, de gestion du risque sur l’ensemble du système de soins ». Ce discours cfdtiste n’est pas sans rappeler la doxa ultralibérale du type Madelin-Sarkozy qui tend à démontrer depuis trente ans qu’avec moins on peut faire plus en faisant mieux. Il ne faut pas manquer d’air, ni de Légion d’honneur agrafée à son veston en 2009, pour tenir ce genre de propos où le cynisme l’emporte tout de même sur la béatitude, dans un pays riche où 30% de malades ne se soignent plus faute d’argent (davantage qu’aux États-Unis), où 10% de malades n’achètent plus de médicaments. Victimes d’une propagande politique, médiatique et publicitaire très subtile, les Français ont fini par intégrer, assumer, accepter que la sécurité sociale, conquise de haute lutte par la Résistance française, n’est plus un droit mais un luxe, et que le désengagement progressif des organismes statutaires, en particulier pour les soins dentaires et optiques, est l’aboutissement d’un processus normal, inévitable. Dans la conscience collective des assurés, la « Sécu » doit être présente en cas de maladies graves (cancer, dialyse) mais elle est désormais moins requise pour des affections plus banales (grippe, arthrite, lombalgie). Pour de nombreux problèmes de santé, la prise en charge est désormais inférieure à 50%, les mutuelles devant prendre le relais. Nous sommes dès lors dans un schéma totalement inégalitaire puisqu’au moins 4 millions de Français ne disposent pas d’une complémentaire de santé.
Renversement du discours sur la pauvreté

En outre, le pauvre triche. C’est bien regrettable, mais c’est son destin. Moins que l’évadé fiscal sur qui on jette un voile pudique. Mais tout de même ! Voyez tous ces pauvres oisifs qui ont recours aux minimas sociaux au lieu de chercher du travail. Le problème est que, globalement, cela est faux. Tout comme est fausse l’assertion, maintes fois martelée, selon laquelle une famille de cinq personnes touchant le RSA gagnerait plus que la même famille avec un Smic. Tout comme est erronée l’idée selon laquelle les fraudeurs seraient plus nombreux que les ayans droit ne recourant pas aux minimas sociaux.

Dans la droite de l’UMP, Laurent Wauquier est un spécialiste de ces mensonges : en 2011, le principal animateur de la « droite sociale » (sic !), un cercle de réflexion d’une cinquantaine de parlementaires souhaitant « replacer les classes moyennes au cœur des politiques publiques », dénonçait les « dérives de l’assistanat » ainsi que le revenu de solidarité active (RSA) institué en 2009. Selon Wauquier, le cancer de la société française était que « celui qui travaille n'a pas un véritable écart avec celui qui bénéfice des minima sociaux », précisant que « Aujourd'hui, un couple qui est au RSA, en cumulant les différents systèmes de minimas sociaux, peut gagner plus qu'un couple au sein duquel il y a une personne qui travaille au Smic. » Ministre de la Cohésion sociale, Roselyne Bachelot s’était inscrite en faux contre les assertions de son collègue, rappelant que le montant du RSA pour une personne seule était de 410 euros et le SMIC net de 1070 euros, soit une différence de 660 euros par mois. Pour un couple, la différence était de 309 euros.  Ce qui n’empêcha pas Wauquier d’annoncer le dépôt d’une loi visant à contraindre les bénéficiaires du RSA à assumer cinq heures hebdomadaires de « service social ».
« Nous plaidons pour que ce soit une obligation », avait-t-il ajouté, feignant d'ignorer que les bénéficiaires du RSA avaient l'obligation de rechercher un emploi ou de suivre des actions d'insertion prescrites par Pôle emploi. Très en forme, le ministre des Affaires européennes de l’époque qui, donc, se mêlait de ce qui ne le regardait pas, proposait de « plafonner le cumul de tous les minimas sociaux à 75% du SMIC, et d'imposer aux étrangers une durée minimale de travail en France – cinq ans – pour accéder au système de protection sociale.

Le venin de la « droite sociale » s’est répandu dans la droite toute entière – et en partie dans la société – avec l’acceptation de l’idée que les droits sont des privilèges et non une obligation, un  mode d'organisation de la société, et que les prélèvements censés les alimenter sont superfétatoires. On ne saurait le nier, l’assurance-chômage en France est l’un des systèmes les plus avantageux en Europe, même s’il n’a cessé de se dégrader depuis la belle époque des années Chaban-Chirac. Les indemnités représentent 67% du dernier salaire et peuvent être perçues pendant deux ans, contre 6 mois en Allemagne ou en Grande-Bretagne. La fraude tourne autour de 3% mais elle ne dépasse pas le nombre d’ayants droit ne réclamant pas leur indemnisation. En revanche, les minimas sociaux, chez nous, sont plus que modestes. Le RSA a perdu un tiers de sa valeur par rapport au revenu médian des Français depuis qu’il a été institué. Il se situe nettement en dessous du seuil de pauvreté. Dans les pays scandinaves, il représente 80% du revenu médian. Le RSA a été calculé pour ne pas dépasser 62% du Smic. Lorsque le bénéficiaire touche une ou plusieurs autres allocations (allocations familiales, parents isolés par exemple), le montant de son RSA subit une baisse automatique.
Renversement du discours sur la pauvreté
Le non-recours aux prestations sociales se monte à environ 4 milliards d’euros par an, ce qui allège d’autant le prétendu « trou » de la sécu. De nombreux ayants droit sont mal informés, d’autres se perdent dans les complexités bureaucratiques et paperassières. Pour certains jeunes, être aidé est vécu comme une honte. Ainsi que pour certains « petits » retraités qui ont toujours vécus selon leurs ressources propres. À terme, un jeune ou une personne âgée qui ne sollicite pas d’aide risque de se mal soigner et donc de devenir une réelle charge pour la société lorsque la maladie aura empiré. Sans parler du fait qu’une personne pauvre consomme peu, en tout cas des produits bon marché qui viennent de loin, ce qui aggrave le déficit de la balance commerciale.

Observez une photo du président Gattaz et celle d’un jeune chômeur et demandez-vous dans quel regard vous pouvez lire de la résignation. Dans leurs ouvrages, les époux Pinçon-Charlot nous ont démontré que les riches ne lâchent rien et en demandent toujours plus alors que les pauvres sont prêts à abandonner du peu qu’ils possèdent dès lors qu’on les a persuadés que c’est pour une bonne cause, pour « sauver l’emploi » et que demain chantera. Les mêmes Pinçon-Charlot nous ont bien expliqué que la solidarité de classe avait déserté le camp des pauvres pour celui des riches. Le comble étant d’avoir imposé dans la conscience collective l’idée que ce sont les riches qui donnent du travail aux pauvres, et donc les sauvent.

PS : Il y a quelque temps, un enfant de neuf ans est atteint d'un cancer du foie. Le père travaille chez Badoit, filiale d'Évian, filiale de Danone. Les collègues du père lui demandent de quoi il a besoin. « De temps pour être avec mon enfant », leur dit-il. Une pétition circule et les collègues vont proposer des RTT, des jours de congés payés, des heures supplémentaires. Ce temps (le temps étant bien plus important que l'argent au bout du compte) va se monter à 170 jours. L'entreprise donne son accord.

Nous sommes en présence d'un acte de solidarité tout à fait remarquable, mais au risque de paraître un peu cynique, je voudrais avancer ceci : je l'ai dit plus haut, la solidarité des riches existe, mais elle est invisible. La solidarité des pauvres peut exister, et alors on la montre, on la donne en exemple. Mais le problème est que dans ce cas douloureux, l'initiative venue des travailleurs était purement individuelle. L'entreprise était libre d'accepter ou de rejeter en bloc, d'accepter ou de rejeter en partie. En acceptant, l'entreprise a inscrit cette tranche de vie et de souffrances dans une problématique de fausse égalité en faisant mieux que la loi qui prévoit 100 jours de congé sur trois ans. Nous étions alors dans un discours aplati de pseudo relations sociales, le discours des “ partenaires sociaux ”, des “ négociations ”, des “ pactes ”.

Quelques temps auparavant, l'administration (la Police, en l'occurrence) avait refusé ce type de démarche au motif qu'aucune « disposition législative et réglementaire ne prévoit le don de jours de congés entre agents de l'État ».

Finalement, le Sénat adopté un texte qui permet à un salarié de renoncer « anonymement et sans contrepartie à tout ou partie de ses jours de repos non pris, qu’ils aient été affectés ou non sur un compte épargne temps, au bénéfice d’un autre salarié de l’entreprise qui assume la charge d’un enfant âgé de moins de vingt ans atteint d’une maladie, d’un handicap ou victime d’un accident d’une particulière gravité. »

Il est difficile de ne pas lire cette disposition comme autorisant la charité individuelle. Des élus de gauche ont voté contre car ils y voyaient une inégalité entre grandes et petites entreprises. Ils souhaitaient une solidarité universelle imposée d'en haut et non une solidarité individuelle pouvant venir d'en bas. Les individus peuvent être bons ou mauvais. Les États sont justes ou injustes.

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