lundi 1 décembre 2014

À l’université de Strasbourg, on enseigne la finance selon la charia

Ce, de manière tout à fait officielle, comme en Grande-Bretagne, par exemple, qui a – libéralisme oblige – quelques longueurs d’avance sur nous. Les universitaires strasbourgeois responsables de cet enseignement et des recherches qui les accompagnent estiment porter une bonne parole, au point qu’ils n’hésitent pas à réécrire l’histoire : « Avec la finance islamique, la crise financière de 2008 n’aurait pas pu se produire. »

Un mot de rappel, tout de même, sur ce qu’est la charia, ou charî’a, un vocable que ces universitaires orthographient parfois à l’américaine (soyons Wall Street) : « sharia ». Il s’agit d’une doctrine révélée – si les mots ont un sens, le contraire d’une science – qui s’inscrit dans le respect de la loi de Dieu. La charia codifie la vie publique et privée des musulmans, individuellement et en société. En Arabie saoudite, terre sacrée de l’islam, la charia édicte que le viol, le meurtre, l’apostasie, le vol à main armée et le trafic de drogue sont passibles de la peine de mort.

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Il a donc été créé à Strasbourg un diplôme, dénommé – continuons à être Wall Street – « Executive MBA Finance Islamique » (coût des études : 5 500 euros  par an) dont les objectifs sont l’acquisition de « compétences techniques en finances, en droit et management adaptées aux besoin des entreprises internationales, cabinets d’avocats ou établissements bancaires, de développer l’analyse critique grâce à des enseignements de synthèse (études de cas, simulations, salle de marché) et de sensibiliser à l’importance d’un savoir-être et de connaissances spécifiques liées au modèle de développement de la banque et de la finance islamique dans les pays où celles-ci évoluent (Afrique, pays du Golfe, d’Asie du Sud Est, Europe). »

Deux petites remarques sur ce programme. Acquérir des compétences n'est pas acquérir un savoir qui, seul, permet l’analyse critique, la réflexion, le recul. Depuis trente ans, la politique scolaire et universitaire des gouvernements de droite et solférinien repose fondamentalement sur ce postulat. Par ailleurs, je ne voudrais pas me mêler du cursus des facultés de droit, mais qu’ont ces établissements à voir avec des simulations boursières, des mises en scènes de salle de marché ? Quid des facultés de sciences économiques où l’on peut s’adonner à ces jeux de rôle ?

À Strasbourg, nous sommes en Alsace. Pas en France de l'intérieur, comme disent les Alsaciens. Nous sommes dans une région concordataire, une exception à la séparation des Églises et de l’État (un État laïc – il y en a très peu dans le monde – se constitue, se pense hors de la religion, sans la religion). Le régime concordataire organise les cultes catholique, luthérien, réformé et israélite. L’État salarie les ministres de ces confessions. Le culte musulman n’est pas reconnu par le concordat. Néanmoins, les mosquées peuvent bénéficier de fonds publics, ce qui est impossible dans le reste du territoire national. Les responsables catholiques, protestants et juifs sont favorables à l’intégration de l’islam dans le concordat car cela renforcerait leur statut particulier par rapport au reste de la métropole.

L’Alsace est donc hors laïcité. J’évoque cette donnée parce que, pour ces enseignants et chercheurs, la laïcité, telle que l'a conçue la France républicaine, est présente à tous les étages. Pour être combattue, car elle n'est pas une vertu mais un vice, à tout le moins une gêne révélatrice au sens photographique du terme. Loin d’être un motif implicite dans le tapis, elle est une obsession. En témoigne l’éditorial programmatique de la revue de ces chercheurs (en finance internationale, ne l’oublions pas), Cahiers de la finance islamique n° 2.

Comme ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, je ne peux passer sur le fait que ce texte, qui a été longuement pensé, lu et relu, est, dans la forme, insupportable, parfois incompréhensible, très imprécis et parsemé d’anglicismes (oublions que les noms d'un des membres les plus éminents de son comité de rédaction, ainsi que celui de l'université où il exerce, sont mal orthographiés). L'éditorial commence par cette phrase étrange : « Trop souvent, les opposants à la finance islamique invoquent la violation du principe de laïcité ». Hormis le fait qu’on a rarement assisté à des manifestations nourries d’opposants à la finance islamique, dans les rues ou ailleurs, l’auteur veut peut-être dire qu’il existe éventuellement des opposants à l’enseignement de la finance islamique. La réponse, nous dit-il, « dépend de la manière de concevoir la laïcité. » Comme nous ne sommes pas, avec cet éditorial, dans un discours scientifique, il y a forcément les bons et les méchants. Les sectaires et « nous ». Nous qui « optons pour une conception libérale ». Pourtant, ces juristes devraient savoir que l'on n’« opte » pas pour une conception de la légalité. On se soumet à la loi, ou pas. Et que veut dire libérale ? Quand l’auteur avance que « l’État ne doit pas croire en une religion », il décrit la situation d’avant la République, quand la France, fille aînée de l'Église catholique, était une monarchie de droit divin. Un peu comme les monarchies de type absolu ajourd'hui : l'Arabie saoudite, le Qatar, Brunei, Oman, le Swaziland et … le Vatican. Et que vient faire le verbe « croire » dans ce débat ? L’État doit accepter « la diversité́ des cultures, des croyances, des ethnies. » L’éminent juriste semble ne pas savoir que la République française ne connaît pas les ethnies.

Selon ce texte, « le citoyen français » (non, la loi s’applique également aux étrangers résidant sur le sol de France) « peut aspirer à une vie […] temporellement et spirituellement assumée notamment en matière commerciale ». Que signifie ce charabia qui agglutine le temporel, le spirituel et le commercial ? « La laïcité ne peut pas être, selon cette approche, un obstacle à la combinaison de la liberté de religion et la liberté d’entreprendre […]. » En quoi un chercheur universitaire devrait-il se préoccuper de l’accouplement entre la liberté de religion et la liberté d’entreprendre ?

Puis le juriste mélange tout : il est « évident [sic] que les autorités publiques [?] aspirent à accueillir la finance islamique [vraiment ?], la France se montre inconfortable [notez l’anglicisme hideux] face au symbole de l’appartenance de la gent féminine [Ah, la gent féminine !] à l’Islam. » Nous y voilà. Il fallait bien, dans une revue consacrée à la recherche en matière de finance internationale, que l'on parle de la burqa : « C’est au tour des femmes qui portent la burqa dans la voie publique de raviver les sentiments dits laïcs. » Dans la République française, la laïcité n'est pas affaire de sentiments, qui ne sont pas plus « dits » laïcs que l’auteur ne se dit musulman.

Plus bas, l’auteur revient aux moutons de la finance islamique : « nous regrettons qu’il n’existe pas, cette fois-ci, de commission spécialisée sur la finance islamique. Il en va de la sécurité juridique des transactions bancaires et financières islamiques. » Peut-être, mais en quoi une « commission spécialisée » (à quel niveau, parlementaire, gouvernementale ?) pourrait-elle, légalement, protéger les transactions islamiques ?


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Les autorités doivent, selon l'auteur, instituer « un régime spécial ». Y aura-t-il demain un régime spécial pour les finances juive, athée ou auvergnate ? Les autorités doivent accepter la mise en place de « Sharia Board » (sans « s »). En d’autres termes des comités qui certifient la conformité des transactions par rapport à la charia et qui garantissent que les produits financiers sont totalement islamiques. Selon le Financial Times, ce type de comité n’est même pas présent dans tous les pays musulmans. Mais, pour nos Strasbourgeois, il conviendrait qu’il en existât un en France de toute urgence. Le FT précise par ailleurs – Marx aurait envisagé cette dérive – que les spécialistes en matière de finance islamique sont peu nombreux par rapport à la demande très importante (241 institutions financières islamiques). Des problèmes de confidentialité sont donc apparus et, concomitamment, des questions de conflits d’intérêt : des spécialistes sont membres d'établissements financiers rivaux ou actionnaires d'établissements qu'ils sont censés contrôler.

L’auteur nous rappelle que, lorsqu’elle était ministre de l’Économie, Christine Lagarde s’était montrée favorable à l’établissement d’institutions financières islamiques en France, en bafouillant son franglais (pas par incompétence linguistique mais parce qu'elle sentait bien qu'elle évoluait en terrain miné, aux limites de la légalité républicaine) devant les caméras d’oumma.tv. En bonne libérale, elle prônait un certain « pragmatisme » en la matière. Qui ne serait pas allé jusqu'à l’acceptation de conflits d’intérêt, tout de même ? En revanche, elle garantissait « l’absence de prélèvement à la source, la déductibilité, la neutralité fiscale, des éléments sécurisants pour favoriser la finance islamique. » Ainsi que la technique du “ mourabaha ” pour contourner la règle des intérêts dans la finance non “ charia-compatible ” : une banque achète un bien puis le revend  par tranches à un client en intégrant au prix de revente le coût du financement, les intérêts se faisant dès lors très discrets.



PS : À la tête de cet enseignement et de ces recherches, le professeur Michel Storck. Il se trouve que j’ai connu Michel vers la fin des années 70, en Côte d’Ivoire où il enseignait à la Faculté de droit. C’était un jeune homme très sympathique, très fin, toujours prêt à rendre service. Nous avons, lui et moi, bourlingué en pays dogon dans ma robuste 504. Puis, nous nous sommes perdus de vue. Je ne pensais pas que nos parcours divergeraient à ce point.

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