dimanche 2 juillet 2017

De l’anglicité




George Orwell avait remarqué que les Britanniques hésitaient entre six appellations différentes pour nommer leur pays : l’Angleterre, la Bretagne, la Grande-Bretagne, les Îles britanniques, le Royaume-Uni et Albion. Lui, dont le nom de plume était on ne peut plus anglais, mais dont le vrai patronyme était d’origine écossaise, utilisa presque toujours “England”, l’Angleterre.


Pendant la Seconde Guerre mondiale, il écrivit trois essais restés célèbres sur sa relation intime à l’Angleterre : “ L’Angleterre, votre Angleterre ”, “ Le Peuple anglais ” et “ My Country Right or Left ”, qui peut se traduire par “ Mon pays, de droite comme de gauche ” ou “ Mon Pays, qu’il ait raison ou tort ”.


Son pays, Orwell l’aimait encore plus sous les bombes qu’en temps de paix. Lorsqu’il l’évaluait, il précisait par honnêteté le lieu d’où il parlait : « Je suis né dans la frange inférieure de la bourgeoisie anglaise ». De ce point de vue, les Anglais étaient pour lui doués d’un « patriotisme inconscient » et étaient frappés d’une « inaptitude à penser de manière logique ». Il comparait – avec gentillesse – ses compatriotes à des bulldogs, « obstinés, laids et stupides ». Le sentiment revendiqué d’insularité était une saine défense contre les étranges étrangers : « la plupart des Anglais d’origine ouvrière trouvent efféminé de prononcer un mot étranger correctement ». Dans son essai “ Le Déclin du meurtre à l’anglaise ”, il regrettait que les « gentils empoisonneurs » aient été remplacés par des tueurs brutaux inspirés par Hollywood.


Pour Orwell, l’antimilitarisme était consubstantiel aux Anglais : on ne verrait jamais des soldats anglais défiler au pas de l’oie car « cela ferait rigoler tout le monde ». Les Anglais, ajoutait-il, sont le seul peuple au monde capable de commémorer ses défaites : La Corogne, Gallipoli, Dunkerque. Le poème de guerre le plus émouvant (“ La Charge de la brigade légère” d’Alfred Tennyson ») racontait l’extrême déconvenue d’une « brigade qui chargea dans la mauvaise direction ».


Orwell détestait l’arrogance, le sentiment de supériorité de la classe dirigeante britannique. Il qualifiait les aristocrates de « parasites », « moins utiles à la société que des puces à un chien ». Mais lui qui avait longtemps vécu sur le continent, qui connaissait parfaitement le français, l’espagnol et le latin et dont la mère était d’origine française, méprisait « l’intelligentsia européanisée ». Ne méritaient pas non plus le qualificatif d’anglais : les « végétariens en sandalettes », les antialcooliques, les adorateurs de Jésus. Rien ne valait une bonne bière au pub ou une bonne tasse de thé bien fort siroté près de la cheminée.


Les migrants qui, par centaines de milliers chaque année, souhaitent s’installer en Grande-Bretagne, sont bien sûr en quête de meilleures conditions de vie, de travail, mais aussi des qualités sociétales qu’Orwell chérissait : l’intimité de la vie privée, le respect de la loi, le progrès qui ne balaye pas la tradition, un patriotisme intelligent. En moins d’une génération, le migrant appréciera ce qui n’existe nulle part ailleurs, comme le Monty Python ou les “ Folly Towers ”, ces centaines d’extravagances architecturales qui ne servent strictement à rien, sûrement pas de tour de défense ou de château d’eau, et dont certaines furent construites au XIXe siècle pour donner du travail aux paysans ruinés lors des grandes famines.

De l’anglicité

L’immigré devra se coltiner les délices de la monnaie anglaise, savoir qu’un penny (qui a aujourd’hui la valeur d’un centième de livre mais qui, avant 1971, en valait le deux cents quarantième) peut être divisé en quatre sous (farthings). Il n’oubliera pas que 2 shillings (traduction du latin solidus) font un florin (frappé autrefois à Florence), que 5 shillings font une couronne, que 20 shillings font une livre et que 21 shillings font une guinée (qui n’est plus utilisée sauf pour exprimer certains montants). Á bas l’euro !


La monnaie n’est rien comparée aux volumes. Mot d’origine hollandaise, le firkin (que l’on pourrait traduite en français par « petit fût ») est un quart de tonneau de bière, équivalent à 72 pintes ou 9 gallons (en gros 40 litres). Son grand-frère, le kilderkin, vaut 18 gallons.


Les distances d’outre-Manche valent également le détour. Le furlong (long sillon, en français) vaut 201,168 mètres ou 220 yards. Pourquoi cette longueur ? Parce qu’elle représente ce qu’une paire de bœufs peut labourer sans s’arrêter. Mais ceci n'est qu'un début. Soyons complets :


De l’anglicité

Demandez à un Anglais combien il pèse. Malgré 45 ans de système décimal, il ne vous répondra pas en kilos. Il répondra en stone, sachant qu’une stone vaut 14 livres ou 6,35029318 kilos. Il ne mettra pas d’s au pluriel à stone (10 stone 3). L’Étasunien vous donnera son poids en livres. Pour les petits poids (une dose de farine dans la pâtisserie, par exemple), l’anglais s’exprimera en onces (28,349 grammes).

Il est difficile de s’imaginer à quel point les Britanniques sont des buveurs de thé. Depuis la Seconde Guerre mondiale, tout véhicule blindé (tank ou autres) doit embarquer un nécessaire à thé.

De l’anglicité

Imaginons ces braves bidasses contraints de s’arrêter devant le premier salon de thé qui n’a pas été rasé par leurs soins. Impossible !

Les Brits sont aussi de formidables buveurs de bière pour qui le plaisir de la dégustation tranquille passe avant tout. Comme l’a récemment démontré le Liverpuldien Paul Armstrong lors des attentas terroristes de Londres. Il fit l’admiration de dizaines de milliers d’abonnés à Twitter pour ne pas avoir lâché sa pinte.

De l’anglicité
Toujours pendant les attentats, il y eut cette affiche placardée ici et là, à Londres :
De l’anglicité

Nous rappelons poliment à tous les terroristes qu'
ICI, C'EST LONDRES
Et que quoi que vous fassiez
Nous boirons du thé
Et continuerons à coup sûr à vivre comme avant
Merci


Orwell vantait les bonnes manières, la décence du peuple anglais.  En revanche, le flegme, la stiff upper lip, la lèvre supérieure qui ne frémit en aucune circonstance, ne le branchaient pas vraiment. Ce flegme britannique n’est pas un mythe. En 1982, des cendres volcaniques bloquèrent les quatre moteurs d’un Boeing 747. Le commandant de bord brancha le pilote automatique en position descente puis fit la déclaration suivante : « Bonsoir Mesdames et Messieurs. Ici votre commandant de bord. Nous avons un petit problème. Les quatre moteurs de l’avion sont à l’arrêt. On fait tout ce qu’on peut pour les faire repartir. Croyez-moi, la situation n’est pas si grave que cela ». Après 15 minutes de chute libre (de 37 000 à 12 000 pieds), les moteurs purent repartir, les cendres s’étant solidifiées.


Les Anglais commémorent leurs défaites, mais ils ont tout de même conquis le monde, même si, aujourd’hui, comme l’avait repéré Salman Rushdie en 1983, l’Empire a contre-attaqué. 90% des terres du globe furent, à un moment ou à un autre, envahis par les Britanniques qui régnèrent sur un empire « où le soleil ne se couchait jamais ». Il en est resté toutes sortes d'échanges culturels, humains, absolument déterminants. Le thé anglais vient de Chine. Le cricket fut exporté dans des colonies qui, une fois indépendantes, jouèrent bien mieux que les anciens maîtres. Comme d’autres pays asservis par les Britanniques, l’Inde se dépêcha, en 1947, d’adopter le système parlementaire anglais. Sans parler de la langue anglaise, langue officielle de 54 pays. Plus les Britannique sont rentrés chez eux, plus ils ont façonné le monde à leur image (pensons à l’Union européenne : on n'en a pas fini avec le Brexit, croyez moi).


Mais il est une chose qu'ils n'ont pas encore réussi à enseigner au reste du monde : l'art de faire la queue.
De l’anglicité

Parce qu'il faut bien finir, on reviendra sur l'arrogance de la classe dominante. En 1945, souhaitant la défaite de Churchill dont il avait admiré l'action pendant la guerre, Orwell écrira que les Anglais n'avaient pas souffert pendant cinq ans pour que les gens à particules continuent à se pavaner dans leur Rolls-Royce avec leur Pékinois sur les genoux. 


Durant cette guerre, le ministère du Travail s’efforça de réquisitionner un maximum d’adultes pour la défense passive, le transport des enfants, le déblaiement des ruines après les bombardements. Il s’adressa en priorité aux riches qui pourraient peut-être libérer quelques serviteurs pour le bien public. Il écrivit au 10ème duc du Devonshire, l’homme le plus riche du royaume à l’époque, pour solliciter son aide : « Votre Grâce, nous comprenons parfaitement que vous ayez besoin de  conserver 15 jardiniers, 12 gardiens, 14 palefreniers, le responsable de votre haras, le responsable de la meute des chiens, 5 hommes à tout faire, votre jardinier en chef, 5 garde chasse, votre couturière, vos pages, vos femmes de chambre, vos suivantes, vos cuisinières, vos blanchisseuses, vos nurses, vos filles de cuisine, votre garçon de hall, vos valets de pied, votre valet personnel, votre précepteur, votre gouvernante, vos chauffeurs, votre majordome, votre cuisinier, mais nous pensions que vous pourriez faire quelques petites économies. Votre Grâce a-t-elle réellement besoin de deux chefs pâtissiers ? »


Ce à quoi le duc répondit, la lippe tordue par une morgue ancestrale : « Merde à vous ! Et si j’ai besoin d’un biscuit ? »




Merci à Adolph Haleter de m’avoir fait découvrir le site quora.

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