mardi 13 mars 2018

Trenet et Cabu. La vie qui va



Pourquoi j’aime ce que chante ce monsieur blond, se demandait Cabu ? « Trenet, c’est la chanson et c’est la vie, tendre, grave, légère. Le culte de l’enfance, la nostalgie de la jeunesse, un hymne à la province qui est dans notre cœur – même si elle n’existe pas – bercés par une musique qui vient directement du jazz. »

Le 3 janvier 2015, Cabu suggère à l’éditeur Jean-Paul Liégeois de publier « tous les textes » que Charles Trenet a semés dans la presse pendant des dizaines d’années. Le célèbre dessinateur se propose d’illustrer ce livre abondamment. Ils se donnent rendez-vous le 9 janvier pour finaliser le projet. Le 7 janvier, la vie cesse d’« aller » pour Cabu qui tombe sous les balles d’assassins islamistes.

Heureusement, Liégeois matérialisera ce projet, illustré tout de même par Cabu qui, les lecteurs de la bande à Cavanna le savent bien, avait consacré de très nombreux dessins et textes au « fou chantant ».

Trenet est né en 1913. Il présente ses premiers textes écrits en vue de publication au Coq Catalan d’Albert Bausil en 1925. Trenet à douze ans, ce n’est pas Rimbaud au même âge, mais nous n’en sommes pas très loin. Il est toujours facile, après-coup de justifier le génie. Mais on trouve dans les textes de l’adolescent de Perpignan (né à Carbone  tout ce qui nous éblouira dans son œuvre : une étonnante culture, une maîtrise exceptionnelle de la langue française, la certitude qu’il produira tous les possibles dans l’écriture parce qu’il a choisi une liberté totale qu’il assumera car il est, lui, un poète qui ose :

L’âme et la cadence en feu
Me guident suivant mes époques
Je n’ai ni muse ni secret
Ma poésie est pendeloque
Ses cliquetis sont mots sacrés


La vie « tendre, grave, légère » dont parlait Cabu, on la trouve dans son tout premier texte “ Fête galante ” (vous saviez, à douze ans, ce qu’était une fête galante ? Moi pas) : « Le vent coupé par les fils électriques… la poussière tourbillonnante… Le trot d’une Rossinante sur le pavé d’un boulevard… Rêve qu’il est doux d’aimer… Ou d’être aimée – c’est moins dur. Mais n’imagine pas, de grâce, le balcon de Roméo, ni l’enlèvement au clair de lune. Le blanchisseur d’à-côté n’a pas laissé son échelle dans la rue. Et dis moi, où irais-tu chercher la lune ? Moi seul ai le droit de l’attendre, cette bonne mère falote, cette amie du Pierrot sincère. » Il a déjà lu Verlaine, comme l’atteste la plainte « monotone » (comme celle des sanglots longs des violons de l’automne) des « grenouilles qui se gargarisent ». Á seize ans, il évoque déjà « les étoiles qui veillent sur l’âme des poètes morts ». Et à vingt-quatre le « golfe clair » et ses crabes qui se cachent dans « les gouffres de sel amer ».

Tout est possible pour le poète en herbe qui ne sait pas qu’il sera un jour le plus grand créateur de la chanson française du XXe siècle (il est plutôt attiré par le cinéma, « Charlot m'a fait oublier Le Cid », proclame-t-il avec aplomb), le « Roi-Soleil » de la chanson comme disait Salvador, celui grâce à qui Jacques Brel n’est pas devenu « expert-comptable » :

Laissez-moi, circonférences et triangles,
Mon cœur s’étrangle.
Livres rongés, lexiques,
Professeurs de mathématiques,
Scipion,
Pions.

Lui qui a tant aimé certaines jeunes filles de son âge, sait-il, à dix-huit ans, qu’il est profondément homosexuel ? Sait-il ce que cela signifie dans la France du début des années trente ? Cela n’importe guère à ce jeune homme de liberté.

Á dix-sept ans, il est fou de Jeannette MacDonald et de Gershwin, à qui il associe Jean Giono : « La nouvelle œuvre du grand compositeur, Un Américain à Paris, ne nous fait pas oublier l’admirable Concerto ni la Rhapsodie in Blue, mais nous transporte une fois de plus dans un domaine chaud, ruisselant de sonorités comme une page de Giono. L’un et l’autre de ces deux artistes, le premier poète (tout Virgile dans un sac), le second hanté par une hérédité beethovénienne, possèdent, je crois, la même puissance de chantre. »

Il connaît l’œuvre de Katherine Mansfield (qui aima des hommes … et des femmes). Ce n’est sûrement pas au lycée qu’il l’a découverte ! Comme elle, il se réfugie dans les souvenirs de son enfance et use de la littérature pour mettre à distance les contraintes du monde. Pour le service militaire, il rejoint la caserne d’Istres qu’il surnomme « la planète Mars », et s’en évade par l’imagination :

Depuis six mois, je vis comme un scaphandrier
(Si les scaphandriers étaient des automates),
Depuis six mois, je plonge au noir de l’encrier
Laissant à mes fanons le soin d’être tomate.
Il y a pourtant des bois frisés, du ciel pensif,
Des saveurs, des couleurs, des ardeurs, des vertiges,
Des routes qui me sont des flèches dans le cœur,
Des cœurs qui sont rouges sans tige.

Comme poète, comme créateur de chansons, il a décidé de résoudre une quadrature fort simple : amener la poésie au plus grand nombre, sans médiocrité : « Aujourd’hui, certains snobs récitent du Villon ; autrefois, on le chantait sur les routes. » Pour le plus grand nombre, il ose tout :

Ce sont les profanes
Que rien ne fane

Ou encore – ce qui plaira à notre banquier, ce couplet supprimé par Maurice Chevalier, créateur de Y a d’la joie :

Le garçon boucher qui va sur ses quinze ans
Est fou d’amour pour une femme-agent
Et la femme-agent qui va sur ses cent ans
Est folle de bonheur de cet amour d’enfant.

Sa conception de la poésie n’est pas élitiste : « Je crois que ma concierge est à surveiller. Elle doit être poète ». Il suffit d’un petit grain pour activer une version différente de soi-même, « parler de rêve avec fantaisie » et passer de l’autre côté du miroir. La simplicité au service de tous n’empêchant pas les fulgurances, comme ces trois petits vers constituant la totalité d’une pièce en trois actes :

Sur son lit défait
Rêvait
L’homme qui l’attendait

Un haïku n’aurait pas fait mieux

S’il a beaucoup écrit sur le cinéma, c’est parce qu’il s’agissait d’un art populaire. Ça tombe bien car, dit-il, « je pense en chansons. Je veux dans mes films [beaucoup de ses scénarios sont resté dans les tiroirs] traduire le rythme musical en rythme d’images. Dans ce domaine aussi, sa culture est immense et son goût d’une sûreté jamais prise en défaut. Et il est un vrai technicien qui comprend les subtilités du jeu des acteurs et des mises en scène. Il se méfie du gigantisme abrasif de Hollywood lorsqu’il constate que le Sternberg de Morocco est moins « énergique » que celui de L’Ange bleu. Autant il avait aimé « Marius-pièce », autant « Marius-cinéma » le déçoit, malgré l’aide apportée par Alexandre Korda : « Non seulement l’action  lambine, mais encore nous devons subir la morne succession de mornes décors dans un morne mouvement. Et dire qu’il y a pourtant les oiseaux, la mer, les voiles blanches, le lyrisme des sirènes, le réalisme du mazout, le cantique des vagues ; et qu’au lieu de tout cela vous nous faites l’aumône de quelques panoramas pour agences de compagnies maritimes, […] et pour terminer la vision pauvre de ce phare, maquette inavouable, triste comme un navet dans son eau de vaisselle, consciencieusement agité par des machinistes. » Y allant fort du haut de ses dix-huit ans, il donne le coup de grâce : « Il semble qu’il ne vous reste pas beaucoup de… Korda votre arc. » Son article sur le traître au cinéma est un petit bijou. Il repère les limites de Pabst, l’académisme téléphoné de Baroncelli, le brio de René Clair et explique pourquoi M de Fritz Lang – qui « s’est toujours cantonné dans une zone spéciale qui réunit l’intérêt d’avant-garde et le bluff germanique – cautionne « l’ordre galonné ».


Note de lecture (176)

1939. Le soldat Trenet n’est pas envoyé en première ligne et va pouvoir continuer à chanter et écrire. Notamment, cela surprend un peu, pour Marianne, une revue plutôt de gauche qui accueille Saint-Exupéry, Berl, Malraux, Marie Bonaparte ou Jean Rostand. Il adore figurer dans les colonnes de « l'hebdomadaire de l'élite intellectuelle française et étrangère ». Les armées d’Hitler sont à nos portes et Trenet défend avec fougue sa liberté d’écriture dans les chansons en s’adressant à un vieux croûton qui n’a pas compris qu’une langue est morte quand elle n’est plus parlée que par les savants : « Pourquoi ne pas dire que je me moque de Louis XIV dans La Polka du roi ? Pourquoi tourner en dérision les scaphandriers dans ma Java. Pourquoi avoir meublé Je chante d’un laquais chinois alors que bien des meubles chinois ne sont pas “ laqués ” ? Sans d’autre raison que celle de jouer avec le public. »

Trenet n’est pas gauche mais il dénonce certaines injustices, surtout quand elles l’affectent. Pour s’être promené nu, avec un bon ami, dans un hôtel proche de Perpignan, il est détenu plusieurs semaines à Ellis Island (qu’il qualifie, au sens propre du terme, de « camp de concentration ») dix-sept ans plus tard, comme le furent, des années durant, des immigrants allemands et comme, le rappelle-t-il opportunément, Irène Joliot-Curie, soupçonnée de communisme car elle avait aidé des réfugiés espagnols antifascistes. Cela dit, ses réflexes de classe ne s’ensommeillent jamais : « [J’étais content] au temps où Jules, le fidèle contremaître demeuré à son poste pendant la grève des tonneliers [son grand-père maternel fournit en vins les soldats de la Première Guerre mondiale], me hissait sur son vélo à la sortie de l’école. »

Le cocon rassurant et privilégié de la famille bourgeoise n’a pas empêché, bien au contraire, “ Débit de l’eau débit de lait ”,  “ L’héritage infernal ”, “ Mes jeunes années ”, “ Douce France ”, “ Le jardin extraordinaire ”, “ La folle complainte ”, “ Route nationale 7 ”, “ Que reste-t-il de nos amours ? ” et bien d’autres merveilles.

Pour finir, et à titre personnel, j'ai découvert ce petit bijou lorsque j'ai commencé –  un peu contraint et forcé – à prendre des cours de piano il y a soixante ans.

PS : j'ai fait un petit détour par Trenet il y a quatre ans en évoquant ma grand-mère et “ La valse brune ”.


Paris : Robert Laffont, 2018. Édition établie par Vincent Lisita sous la direction de Jean-Paul Liégeois.

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