André Gardies, qui fut un temps lyonnais, situe son neuvième roman dans la Capitale des Gaules, du côté de la Croix Rousse, Saint-Jean, Fourrière et mon désormais cher 7èmearrondissement. Et l’on se replonge avec délices dans son univers, qui est beaucoup moins géographique que mental et esthétique. Même si, petit bémol, on est un peu déçu que cette histoire lui ait été « fournie » (selon son expression) par une amie. J’ai une légère préférence pour les textes qui sortent directement des tripes de cet auteur.
De très bon matin, la propriétaire d’un petit hôtel de la rue Saint-Michel à Lyon appelle le SAMU car un de ses clients vient de tomber en syncope devant la porte d’entrée. Elle diagnostique une sorte coma éthylique. Le roman raconte le retour à la conscience, à la vie, d’un homme qui est loin d’être une épave ou une victime de la société. En cela, il sera soutenu par une infirmière admirable pour qui la proximité, la parole, sont bien plus curatives que les drogues médicamenteuses.
On est tout de suite en présence de l’amour de Gardies pour l’humanité, de son optimisme à toute épreuve. On peut en effet douter que, dans la vraie vie, une infirmière puisse passer autant de temps, puisse déployer autant de sollicitude pour un malade. Cette légère entorse au réalisme ne saurait faire oublier l’admirable relation entre la soignante et celui qui voulait mourir, une relation spéculaire qui permet aux deux protagonistes d’entrer en eux-mêmes, de se découvrir – de manière pronominale et réfléchie – en des processus saccadés, parfois douloureux, mais avec l’insubmersible volonté de réussir. Florence l’infirmière (les Florence sont des créatrices de vie) « s’enroule au creux d’elle-même » pour faire « éclore » la force qui remonte « du fond de son corps ». Dans un premier temps, Jean le rescapé morigène sa sauveuse à qui il reproche de l’avoir sauvé : « Fallait pas me réveiller. » Mais elle sait que le « noyau dur » de la conscience assoupie du ressuscité vaut le détour. Derrière ses larmes, sa colère, il est « une souffrance enracinée dans l’âme ». Sa mémoire implicite (ce que les Anglo-Saxons appellent dynamic brain) est opérationnelle. Tout comme sa mémoire sémantique. Patiemment, Florence va attendre de pouvoir lire sur le visage de Jean une « beauté paisible » et écouter sa voix « grave et mesurée », une voix issue des profondeurs.
Jean se souvient qu’il exerça comme cinéaste documentaire au service cinématographique des armées. Il redécouvre ses talents de dessinateur. Mais le retour à la pleine conscience est lent, comme s’il était « rayé de lui-même ». Les bruits du monde lui parviennent désincarnés, « désancrés ». Il a peur de savoir qui il fut, de savoir ce qui a pu le pousser à se détruire. Mais il doit trouver pour porter sa croix. Dans1984 de George Orwell, un citoyen de l’ancien monde vend au héros un bloc de verre hémisphérique contenant du corail. Cette boule va servir d’intercesseur avec la conscience du monde d'avant. De même, Florence possède une « Lune de cristal » qui contient une fermière dans un paysage neigeux. Un monde intérieur, encapsulé, source d’imaginaire. La mémoire de Jean se nourrit de photos, et aussi de musique. Plus exactement de la chanson “ Clara ” de Jacques Brel :
Je suis mort à Paris
De m’être trop donné
Je t’aimais tant, Clara,
Je t’aimais tant.
Jean a connu une Clara qui a lutté en vain contre l’hépatite B qui la rongea inexorablement des mois durant. La chanson de Brel a fait revenir à la surface cette Clara aimée qu’il fut impuissant à aider et qu’il s’accuse d’avoir menée à sa perte : « Elle est morte à cause de moi. Le virus, le poison. Je l’ai contaminée. C’était moi le porteur et je l’ignorais. »
Florence va aider Jean à vivre avec cette culpabilité, sans pour autant s’en « défaire ». Alors sera possible un nouvel hymne à la vie pour celui qui s’était perdu et pour celle qui s’est redécouverte. Ensemble ? L’histoire ne le dit pas.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire