jeudi 4 juin 2020

De la “ distanciation sociale ”

Décidément, je n’aime pas beaucoup cette expression désormais malheureusement courante. Je ne sais qui l’a utilisée le premier dans notre pays : une officiel, un média, des médecins. Ce que je sais, en revanche, c'est qu'elle fut empruntée à … l'anglais.

Les deux mots me gênent. Á distanciation j’aurais préféré distance. Le mot distanciation est apparu récemment dans la langue française, en 1959 exactement, pour traduire le verfremdung forgé par Brecht qui signifiait par là qu’un auteur et des spectateurs devaient prendre des distances par rapport aux personnages (Verfremdungseffekt, inventé par le théâtre grec antique et ses chœurs). Dans la foulée, le concept de distanciation a exprimé le recul pris ou devant être pris par rapport à quelque chose ou à quelqu’un. En linguistique, la distanciation est la distance prise par un locuteur par rapport à sa propre énonciation.

L’adjectif social a diverses acceptions qui tournent autour des relations entre les êtres. La connotation de ce terme est globalement positive, renvoyant aux valeurs de solidarité ou sociabilité. On parlera de contrat social, de mouvements sociaux, de réseaux sociaux bien sûr, ou d’inégalités sociales … qu’il faut combattre.

Donc « distanciation » ne va pas, et « sociale » est beaucoup trop vague. Il aurait beaucoup mieux valu utiliser, vu le contexte, l’expression « distance sanitaire». En utilisant le mot distanciation, les pouvoirs publics français ont préféré le processus à l’état de fait. En occultant le côté sanitaire de la situation qui caractérisait pourtant parfaitement le problème et en lui préférant le terme social comme si la pandémie consignait les rapports sociaux, les pouvoirs publics ont imposé une expression peu précise et fausse.

Je suis allé voir chez nos voisins ce qu’il en était. Les Britanniques ne m’ont pas surpris. Après avoir nié, non seulement la gravité de la situation mais l’existence même de la pandémie, il a fallu que le chef de l’exécutif soit à deux doigts de mourir pour qu’outre-Manche soit imposée l’expression « social distanciation » (là aussi, préférence du processus à l’état de fait). Les Allemands ont utilisé le terme «Absonderung », un terme authentiquement allemand signifiant isolement. Et puis, comme c’est souvent le cas lorsqu’il s’agit d’avoir recours à des mots abstraits, ils ont utilisé des termes un peu bâtards, découlant du français comme «Distanzierung », « Distanzierkeit » ou encore «Distanzlösigkeit » («Lösigkeit » signifiant relâchement). Signalons que pour exprimer la distance, il existe le mot typiquement allemand « Entfernung ».

Les Espagnols ont utilisé l’expression « distancia fisica » et les portugais l’expression « distanciamento social » (ou «publico »). Pour leur part, les Néerlandais ont choisi « publike distantiëring ».


PS : en publiant ce billet le 7 mai 2020 sous la rubrique “ extensions de sens abusives ”, l'Académie Française s'est montrée beaucoup plus rigoureuse que moi :

L’expression distanciation sociale est une transcription de l’anglais social distancing ; elle est assez peu heureuse, et ce, d’autant moins que ce syntagme existait déjà avec un tout autre sens. On le trouve en effet dans Loisir et culture, un ouvrage, paru en 1966, des sociologues Joffre Dumazedier et Aline Ripert ; on y lit : « Vivons-nous la fin de la “distanciation” sociale du siècle dernier ? Les phénomènes de totale ségrégation culturelle tels que Zola pouvait encore les observer dans les mines ou les cafés sont en voie de disparition. » Distanciation, que les auteurs prennent soin de mettre entre guillemets, désigne le refus de se mêler à d’autres classes sociales. On suppose pourtant que ce n’est pas le sens que l’on veut donner aujourd’hui à ce nom. Distanciation a aussi connu une heure de gloire grâce au théâtre brechtien, mais même s’il s’agit, comme on le lit dans notre Dictionnaire, pour le spectateur, de donner « priorité au message social ou politique que l’auteur a voulu délivrer », il est difficile de croire que ce soit le sens de la « distanciation sociale» dont on nous parle aujourd’hui. Peut-être aurait-on pu parler de « respect des distances de sécurité », de « distance physique » ou de « mise en place de distances de sécurité », comme cela se fait dans d’autres domaines ?




De la “ distanciation sociale ”

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