mardi 26 novembre 2013

De la grève

La France est l’un des pays qui au monde qui garantit le mieux le droit de grève. En spécifiant que « La loi détermine les principes fondamentaux 
du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale. », la Constitution prend en compte les droits des travailleurs de jure (Article 34). Cela signifie également que les travailleurs exercent leurs prérogatives syndicales et autres en tant que citoyens. Dans la plupart des autres pays, une action revendicative étant nécessairement collective, les travailleurs font grève en tant que travailleurs. En d’autres termes, un travailleur peut, en France, exercer son droit de grève seul, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des autres pays d’Europe. On note en outre que, en Allemagne par exemple, on ne peut faire grève contre une décision gouvernementale. Par exemple si le pays s'engage dans une guerre aux côtés d'autres puissances.

La Constitution de la Ve République se situe dans le droit fil de la Constitution de la IVe République et de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 :

« Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. 
Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix. 
Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent. » Ces déclarations en appellent aux droits « imprescriptibles » de l’homme en tant que personne individuelle. Avec, notamment, le droit « à la résistance à l’oppression ». Ce qui signifie que la grève, en France, est décentralisée et peut être partiellement ou totalement sectorielle.


Lorsque le rapport de forces est en faveur des travailleurs, une conquête locale peut devenir nationale. Ainsi, en 1956, une grève dans l’entreprise Renault a débouché sur trois semaines de congés payés, pour les travailleurs concernés, puis pour tous. Les ouvriers qui avaient refusé ce combat et le principe d’un allongement des congés payés bénéficièrent de la nouvelle législation. Mais nous ne sommes plus en 1956 et ce genre de diffusion fait cruellement défaut. Les grèves ne sont plus proactives mais essentiellement défensives. Par ailleurs, les nombreuses privatisations des entreprises ont fait diminuer le nombre des grèves. On compte moins de grèves dans le privé que dans le public alors que quatre travailleurs sur cinq environ relèvent du secteur privé.




Les luttes, la conflictualité deviennent un enjeu pour l’accaparement de l’espace public. La rue est massivement occupée pour la défense des retraites alors que les débrayages dans les entreprises, les administrations, tendent à diminuer. Les dernières grandes grèves sectorielles ou d’usine datent des années 1990.

Comme les employeurs, les propriétaires sont de plus en plus physiquement absents (un fonds de pension n’est pas une personne physique), les travailleurs en lutte se retournent vers les pouvoirs publics. On appelle le préfet à la rescousse faute de pouvoir s’en prendre à une assemblée d’actionnaires. Dans le même temps, l’enjeu pour l’occupation des médias est de plus en plus fort. Lors de l’épisode Mittal, on a pu voir 25 grévistes monopoliser 3 minutes du temps d’antenne des chaînes de télévision nationales. Cette externalisation des conflits, cet appel à l’extérieur peut compenser des faiblesses internes. C’est aussi, parfois, le seul moyen de convoquer les pouvoirs publics, de les mettre devant leurs responsabilités.

Quand des travailleurs font face à un plan de licenciements (je passe sur les euphémismes « plan social », « restructuration », « mesures pour la préservation de l’emploi »), ils mènent généralement leur lutte en trois temps. Ils défendent l’entreprise en montrant – ce qui est rarement difficile – que les patrons ont fait de mauvais choix, n’ont pas su ou voulu s’adapter, n’ont pas investi quand il le fallait. Ensuite ils défendent les emplois pied à pied en tentant de limiter le nombre des licenciés. Enfin, ils se battent pour leurs indemnités. Malheureusement, la tendance actuelle est l’obligation faite aux travailleurs de passer directement à la dernière étape. Naturellement, les grands médias insistent sur le volet indemnités, en présentant comme une victoire toute augmentation arrachée par la lutte. Ils relèguent au second plan les erreurs (conscientes ou non) des employeurs, la solidarité entre  des travailleurs qu'ils renvoient à eux-mêmes dans leur combat individuel pour des indemnités dont on leur fera l'aumône. Il s’agit toujours d’empêcher la connaissance et le débat sur l’exploitation, l’importance de la force du travail, la plus-value, la répartition des richesses.


Dans les années 1980 et le tournant de la « rigueur » Delors-Beregovoy, a disparu le présupposé que si des travailleurs luttaient, cela profiterait à leurs enfants qui vivraient mieux qu’eux. Ce bouleversement a d’abord frappé la classe ouvrière, puis les classes moyennes. Les horizons étant bouchés, les luttes étant de plus en plus sectorielles, sérialisées, émiettées, le monde du travail et celui du non travail ne font plus qu’un, contrairement à l'univers des Temps Modernes de Chaplin où l’ouvrier, malgré l’exploitation et la déshumanisation sur les lieux du travail, préservait tout de même son espace privé. Nous sommes désormais dans le vide social, dans l’absence d’émancipation par le travail et autour du travail. Comme quand France Télécom se débarrasse de ses bibliothèques dans des décharges municipales. Dans l’imaginaire du « public » (donc des travailleurs eux-mêmes), dans la représentation que l’on se fait du monde du travail, les ouvriers et employés n’existent plus que lorsqu’ils sont en grève, licenciés ou suicidés.

Peu de films de fiction traitent des conflits sociaux. On se souvient néanmoins de Ressources Humaines de Laurent Cantet, un peu manichéen, certes, mais où les auteurs avaient réussi à intégrer une description de l’ordre social dans le mélodrame, ce qui permettait l’identification. Ce film connut un vrai succès, malgré l’absence de scènes érotiques et de fin heureuse. La réalité est nommée : les 35 heures, les syndicats. La fiction naissait de l’actualité de la lutte des classes, comme l’expliquait fort bien l’auteur : « Le libéralisme ambiant essaie de nous faire croire que la lutte de classe est une notion obsolète. J’ai visité des dizaines d’usines, j’ai discuté avec des patrons, avec des ouvriers, et il m’est apparu évident que c’était le contraire. »

Qui plus est, les films de fiction français tendent à évacuer les vrais travailleurs (ouvriers, employés, artisans) de l’écran. Dans les films de Pagnol, qui n’était pas un homme de gauche, évoluait toute une diversité de travailleurs au travail. Les personnages étaient défendus par des acteurs de grande qualité, comme Carette ou Charpin. L’absence de ces seconds rôles date de l’apparition de la Nouvelle Vague, en grande partie bourgeoise et de droite. Ce manque simplifie le monde au profit des puissants car, comme le disait Gilles Deleuze dans L’image-temps (1985), le peuple a disparu : « Ce constat d'un peuple qui manque n'est pas un renoncement au cinéma politique, mais au contraire la nouvelle base sur laquelle il se fonde, dès lors, dans le Tiers-Monde et les minorités. Il faut que l'art, particulièrement l'art cinématographique, participe à cette tâche : non pas s'adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l'invention d'un peuple. L'auteur ne doit donc pas se faire l'ethnologue de son peuple, pas plus qu'inventer lui-même une fiction qui serait encore une histoire privée. Il reste à l'auteur la possibilité de se donner des intercesseurs, c'est à dire de prendre des personnages réels et non fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de “ fictionner ” de “ légender ” de “ fabuler ”. L'auteur fait un pas vers ses personnages, mais les personnages font un pas vers l'auteur : double devenir. La fabulation n'est pas un mythe impersonnel, mais ce n'est pas non plus une fiction personnelle : c'est une parole en acte, un acte de parole par lequel le personnage ne cesse de franchir la frontière qui séparerait son affaire privée de la politique, et produit lui-même des énoncés collectifs. »

Étonnamment, un des seuls grands succès français où l’on voit le peuple au travail est le très fantasmatique Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. Mais ce peuple ne bénéficie pas d’un contexte révolutionnaire et n’est en rien un contrepoids à la classe dirigeante.

(Article écrit avec l'aide de L'Institut régional CGT d'histoire sociale Midi-Pyrénées)

http://bernard-gensane.over-blog.com

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