mardi 4 février 2014

Deux vies


Je raconte ici la vie de deux personnes du peuple, d’origine très modeste, immigrées qui plus est. Un couple comme des centaines de milliers d’autres dans la France du XXe siècle. Lui est décédé en 1987 et je ne l’ai pas connu. Elle est partie en 2004. Elle fut, pour son grand bonheur, l’arrière-grand-mère de mes deux filles.

Erasmo (les Italiens ont de ces fantaisies !) était né en 1899 dans la province de Parme, dans le village de Verdi, plus précisément. Gina avait vu le jour près de Bologne en 1910. Tous les deux issus de familles socialistes, antifascistes dès les années vingt. En 1904, à l’âge de cinq ans, Erasmo était sur les routes avec son père. Pas pour se promener, mais pour les faire, les routes. Tantôt on lui confiait le port d’un sac d’outils, tantôt on lui demandait d’aller chercher le repas du midi. Qu’il vente, qu’il neige ou en pleine chaleur. À l’âge de 14 ans, Gina fut placée comme bonne à tout faire dans une famille d’Italiens exilés dans le sud-ouest de la France depuis la fin du XIXe siècle. Un couple étonnant : lui, écrivain et journaliste progressiste, elle, fondatrice de la Ligue des Droits de l’Homme italienne. Une de leurs petites-filles sera une chanteuse proche de Jean Ferrat.

Est-il besoin d’ajouter que les deux familles comptaient d’innombrables frères, sœurs, cousins, cousines que la terre ne parvenait pas à nourrir ?


Au début des années trente, Erasmo et Gina font connaissance. Près de Toulouse. C’est le coup de foudre. Chacun voit en l’autre un vrai travailleur, quelqu’un d’honnête. Aucun des deux ne parle italien. Lui s’exprime en dialecte parmesan, elle en émilien-romagnol. Elle connaît assez bien le français, lui le baragouine comme il peut. Ils vont faire l’effort de s’exprimer dans la langue du pays où ils résident. Avec l’accent…

Bientôt leur naît un premier fils qui, puisque ses parents sont tout deux étrangers, sera quelques mois italien avant d’être naturalisé français. Les autorités administratives demanderont son avis au curé de la paroisse, sûrement pas emballé par la requête de ces deux mécréants. Un second fils naîtra quelques années plus tard. Au cours préparatoire, l’aîné subira, un an durant, un racisme abject, moins de la part des camarades de classe avec leurs « toi le Macaroni, toi le Rital », que de celle de l’institutrice qui ne lui adressera pas une seule fois la parole en dix mois. Lorsque le cadet termina son CM2, les onze meilleurs de la classe furent orientés vers la 6ème. Ça tombait bien : il était onzième. Une mère de famille, française de souche, demanda et obtint son déclassement en douzième place. Lorsque l'enfant en parla à ses parents, ceux-ci répondirent : “ Ne dis rien. ” L’École de la République n’était pas toujours l’institution parfaite que nous nous plaisons à décrire aujourd’hui.

En travaillant avec sérieux et ténacité, les fils de la femme de ménage et du maçon s’en sortiront plutôt bien : l’aîné sera technicien dans les télécommunications (après avoir passé le bac par correspondance), le cadet sera éducateur. Tout deux, comme – sans exception – leurs cousins et cousines de la deuxième génération, épouseront « Français », preuve que les mariages mixtes existent massivement depuis bien longtemps dans notre pays.

À quelques années de la retraite, Erasmo obtiendra son bâton de maréchal : un poste de professeur technique adjoint dans un collège technique, spécialité maçonnerie bien sûr. Il mourra à l’âge de 88 ans, sans avoir jamais été vraiment malade, quelques heures après avoir travaillé dans son jardin.

Juste avant la guerre, le couple avait construit sa maison dans un faubourg populaire de Toulouse sur une dizaine d’arpents de terrain. Une maison de maçon, comme on dit. Plutôt laide, deux pièces devant, deux pièces derrière. Après la guerre, passée dans un village du Lot-et-Garonne où il y avait davantage à manger qu’à Toulouse, Erasmo et sa petite famille partirent quelques années à Saint-Lô, l’une des villes les plus bombardées de France. Erasmo travailla dur et s’en donna à cœur joie. Ils s’en retournèrent quand ils apprirent que l’administration était sur le point de confisquer leur maison vide.

Gina était une cuisinière hors pair. Sa daube est encore dans tous les esprits. Naturellement, elle faisait ses pâtes elle-même, et les sauces qui allaient avec. De temps en temps (« dantanzantan », comme elle disait), elle cuisinait pour quinze.

Les deux fils firent la guerre d’Algérie. Depuis, ils ne portent pas vraiment les socialistes dans leur cœur. Ils s’étaient juré de ne jamais tirer un coup de feu. Ils purent tenir parole.

Erasmo et Gina vécurent modestement, mais sans connaître le chômage, la précarité, la gêne. Bien sûr, ils n’avaient pas de voiture, pas d’écran plat ou d’abonnement à la 4G. Mais, dantanzantan,  ils allaient en vacances en Italie. À la mort de son mari, Gina économisa, sans se priver, pour pouvoir se payer son séjour en maison de retraite. Elle ne voulait pas être à la charge de ses enfants et petits-enfants. Elle vécut deux ans dans celle de Samatan et mourut à 94 ans, quand elle le décida.

Sur son lit de mort, elle présentait un visage serein.

Erasmo et Gina reposent dans un cimetière de Toulouse.
Deux vies

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