vendredi 24 juin 2016

Le patriotisme d'Orwell (I)



"Le monde ne sera jamais tranquille tant qu'on n'aura pas éradiqué le patriotisme." (George-Bernard Shaw)

L’auteur de 1984, l’un des romans politiques les plus sombres du XXème siècle, était un grand optimiste, amoureux de son pays, à l’aise dans son époque, malgré tout - même si, dans ses fantasmes, il aurait préféré vivre au XVIIIème siècle. Il conçut son existence comme une œuvre, et son œuvre, d’abord comme la quête d’une écriture (une écriture pour la vie, une vie pour l'écriture). Son inclinaison profonde en tant que personnage public ne fut pas la politique mais la morale. Lorsqu’on étudie l’un des aspects de sa pensée, il faut constamment avoir à l’esprit ces paramètres. Nous sommes en présence d’un homme heureux, d’un écrivain poursuivant, à sa manière, un objectif de modernité, d’un citoyen qui attribuait au peuple anglais des vertus cardinales : gentillesse, loyauté, amour de la tradition, decency (un vocable qu'il n'a pas inventé mais qu'il a fortement popularisé), et ce don, pour lui apanage de ses compatriotes, de ne pas se laisser impressionner par les grands hommes, comme Napoléon, Churchill ou Staline (Orwell fut cependant l’un des premiers à dénoncer la concomitance entre sport et nationalisme dans un article visionnaire de 1945, “ L'esprit sportif ”).

Raymond Williams a dit d’Orwell qu’il était un auteur bien anglais, éminemment insulaire et cocardier. On verra que son attitude vis-à-vis de sa patrie a évolué au gré des circonstances personnelles et historiques. Ce qui ne changera jamais, c’est la prééminence du ressenti, de l’esthétique et de la morale, alliée à une conscience aiguë de la rhétorique, elle-même vécue comme une modalité politique du discours et de l’écriture. Ainsi, à l’automne 1940, au début de la guerre, les alliances se nouent et se dénouent. Orwell se demande si le conflit sera purement impérialiste et s’il faudra faire front commun avec la bourgeoisie. Tout en se posant ces questions d’importance, il ne peut s’empêcher d'écouter ses voix et de moraliser :

"La veille du Pacte Germano-Soviétique, j'ai rêvé que la guerre avait débuté. Ce rêve m'apprit que j'étais de tout coeur patriote, que je ne me lancerais jamais dans un acte de sabotage contre mon camp, que je soutiendrais l'effort de guerre et que je me battrai si possible."

L’enfance d’Orwell fut marquée, pour ce qui nous concerne ici, par la catastrophe du Titanic. Dans un texte de résistance consensuel, très “ union nationale ” de 1940 (“ My Country Right and Left ”, jeu de mot sur "right"), Orwell évoque ce traumatisme. Il laisse entendre que l’attachement à un pays découle plus d’un ressenti charnel à des événements isolés mais marquants qu’à de grandes causes ou à une Histoire qui se fait mais qui n’est pas toujours lisible :

"Je me souviens que dans la litanie des horreurs, celle qui m'impressionna le plus fut que le Titanic se souleva soudain et s'enfonça par la proue si bien que les passagers accrochés vers la poupe furent soulevésdans les airs à une hauteur d'au moins 100 mètres avant de plonger dans l'abysse. Cela me donna dans le ventre la sensation que je sombrais moi-même, que je ressens encore aujourd'hui."

En primaire, Orwell eut beau détester la discipline sadique des écoles privées (preparatory schools), il n’en admit pas moins, par la suite, que les grandes victoires anglaises (au diable les régiments écossais !) furent préparées sur les terrains de cricket des écoles privées, la guerre n’étant qu’une forme suprême du sport où il est impossible de tricher. A Eton, la plus prestigieuses des public schools où il avait été admis sur dossier en tant que boursier, il reçut sa part d'enseignement, de culture militariste. Il sut prendre du recul par rapport à cette vision du monde, ce qui ne l'empêcha pas de s'enrôler au sortir de l'enseignement secondaire, alors que rien ni personne ne l'y contraignait, dans la police impériale en Birmanie. Or c'est bel et bien durant sa plus tendre enfance que le futur écrivain avait été imprégné d'idéologie belliciste, d'une philosophie portant au plus haut niveau les valeurs de défense sacrée de la patrie, avec comme corollaire une dépréciation de l'ennemi. A l'âge de onze ans, il publia, dans une veine tout à fait kiplingesque, son premier poème : "Réveillez-vous ! jeunes gars d'Angleterre" :

Oh ! donnez-moi la force du lion
La sagacité de Maître Renard
Et je lancerai des troupes contre les Allemands
Et leur flanquerai une sacrée avoinée.
Réveillez-vous, !jeunes gars d'Angleterre
Car si lorsque votre pays a besoin de vous
Vous ne vous enrôlez pas par milliers
Vous êtres vraiment des pleutres.


De nombreux poncifs militaristes étaient présents dans ce texte : le lion britannique, l'ennemi terrorisé que l'on va fouler aux pieds, ces vies que les soldats vont offrir sans peur et la honte qui va rougir le front des lâches. Deux ans plus tard, le jeune Eric Blair récidiverait dans la même veine dans une élégie à la gloire de Lord Kitchener (celui qui "a besoin de vous").

Il n'est guère possible de déterminer si cette éducation guerrière lui vint de l'école ou de sa famille. Alors que le père d'Eric était incontestablement un homme nourri de traditions victoriennes, sa mère, d'origine française, était de tempérament moins conventionnel.

Orwell va se forger une conscience politique dans les années trente, non sans hésitations et revirements. Contre sa classe d’origine, la bourgeoisie impérialiste, et contre lui-même, en tirant parti de la névrose de culpabilité qui le taraude depuis l’enfance. Pour ce faire, il lui faudra passer par la France et l’immersion dans des franges défavorisées de la classe ouvrière, le Kent des travailleurs agricoles exploités, le Paris et le Londres des clochards et du sous-prolétariat. C’est qu’Orwell est de ces écrivains qui sont allés au-delà de leur monde et qui, de retour, ont adopté le regard du Persan :

"Quand vous rentrez en Angleterre après un séjour à l'étranger, vous avez immédiatement l'impression que vous respirez un air différent. La bière est plus amère, les pièces de monnaie sont plus lourdes, l'herbe est plus verte, les publicités plus criardes."

Toute la complexité du patriotisme d'Orwell tient dans ces phrases. Il est capable d'observer son univers familier de l'extérieur, mais il est aussi terriblement anglo-centré. Cela dit, par delà des évidences assénées de manière aussi désarmante, il faut retenir qu'avant de s'émerveiller devant les « visages doux et noueux » de ses compatriotes, leurs « mauvaises dents » et leurs « bonnes manières », le « clic-clac des sabots dans les villes du Lancashire », Orwell avait su observer l'Angleterre à partir de la connaissance qu'il avait de son empire : c'est parce qu'il avait vécu au contact des masses exploitées d’Extrême-Orient qu'il pourrait sympathiser avec le lumpen-proletariat anglais puis avec la classe ouvrière proprement dite :

"C'est ainsi que mes pensées se tournèrent vers la classe ouvrière. Pour la première fois j'avais conscience de l'exitence de la classe ouvrière car elle me fournit une analogie. En tant que victime symbolique de l'injustice, elle jouait le même rôle en Angleterre que les colonisés birmans en Birmanie."

Après la découverte de la condition prolétarienne dans son pays, Orwell partira se battre en Espagne, pour la simple raison qu’il fallait se dresser contre le Fascisme pour laisser une chance au Socialisme. Il combattra avec courage au sein de la milice internationle du P.O.U.M. et rencontrera des hommes et femmes conscients, fraternels, tendus ver un objectif, bref l’image inversée des futurs proles de 1984. Il percevra ces citoyens en armes comme un maillon dans l’immense chaîne fraternelle du genre humain, succédant aux soldats de Verdun, de Waterloo, des Thermopyles, souffrant de la même vermine, vivant et mourant sur des champs de bataille où l’on n’entend jamais chanter les oiseaux.

Cet aspect des choses (l'Orwell soucieux de la condition humaine, un temps pacifiste) a été développé par Gilbert Bonifas :  « Il ne fait […] aucun doute que les événements d'Espagne contribuèrent puissamment à pousser [Orwell]  dans cette direction qui se voulait à la fois révolutionnaire et pacifique », écrit Bonifas, qui ajoute qu'« il n'est donc pas étonnant d'entendre Orwell proclamer dans ses écrits son opposition à toute guerre avec l'Allemagne et à la formation d'un Front populaire en Angleterre ».

Traumatisé par la défaite des Républicains, par la trahison des staliniens, Orwell va alors traverser une phase de doutes personnels durant laquelle les sentiments pacifistes et internationalistes prendront le dessus. D'avoir versé son sang, d'avoir été ainsi “ baptisé ” autorisera un Orwell dégoûté par la guerre à envisager, de 1937 à 1939, un certain cynisme dans la démission face à la menace hitlérienne. Ainsi, après les années 1936-37 où, choqué par la brutalité de la classe dirigeante, par l’irréalisme des élites de la gauche libérale, il a adopté des comportements extrêmes (vivre dans la crasse chez des logeurs exploiteurs du Lancashire, descendre au fond de la mine, partager le lot des combattants de base en Catalogne), il pressent, vers 1938-1939, que le conflit qui s’annonce sera terrible et il recherche des valeurs modérées. Dans les très nombreuse pages qu'il consacre à l'Angleterre et à son peuple, il offre des images et des concepts de paix, de raison, de stabilité, de juste milieu. Mais pas de médiocrité. Orwell n'aimait pas les comportements petits. Il raille Napoléon se rendant aux Anglais par peur des Prussiens, Ludendorff se cachant derrière des lunettes de soleil ou encore cet empereur romain qui s'était barricadé dans des toilettes. L'idéal d'Orwell à l'époque, c'est un Sancho Pança qui n'aurait pas peur des bombes mais qui ne se planterait pas poitrail nu face à la mitraille :

"Si vous regardez au fond de vous-même, vous êtes qui : Don Quichotte ou Sancho Pança ? Très certainement les deux. Une partie de vous-même veut être un héros ou un saint, mais une autre partie est un petit homme gras qui voit très bien combien il est avantageux de rester en vie, en un seul morceau. Cette partie est votre moi officieux, la voix du ventre qui se rebiffe contre celle de l'âme."

Aux sentiments anti-guerre qui transparaissaient çà et là dans le discours de Homage to Catalonia succède un comportement franchement pacifiste, en particulier durant l'hiver 1938-39, époque où, souffrant gravement des poumons, il réside pour quelques mois à Marrakech. Il pose qu'être pacifiste ce n'est pas forcément vouloir bloquer les réformes sociales. Il s’est forgé un socialisme dont le marxisme n’est pas totalement exclu. Mais progressivement, et cela le mènera jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, il va rejeter ce qui, au niveau socio-politique, n'est pas anglais : le stalinisme, l'internationalisme prolétarien, le fascisme évidemment, mais aussi l'Église catholique romaine et tout ce qui s'apparente aux intellectuels de gauche européens. Il moquera avec férocité l'îlot de pensée dissidente de ceux qui « vont chercher leurs recettes de cuisine à Paris et leurs opionions politiques à Moscou. » Face aux dangers - Hitler, la guerre, le capitalisme sauvage, l'industrialisation débridée - Orwell va donc partir à la recherche de l'anglicité. Sa patrie ne trouvera le salut que dans la réaffirmation de ses valeurs fondamentales. Une transformation de la société anglaise — qu'il appelle de ses vœux —  ne se fera que dans le respect des traditions. De 1937 à 1940, de “ Lachons le morceau contre les Espagnols ” à “ Dans le ventre de la baleine ” en passant par Un peu d'air frais, le projet d'Orwell est d'établir une continuité entre l'Angleterre du présent et celle du passé.

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