mercredi 22 juin 2016

Comment briser net la carrière d’un brillant universitaire



Ce petit scandale – un parmi des dizaines d’autres – a eu lieu en Grande-Bretagne. Ce forfait est – pour l’instant – impossible en France, les universitaires titulaires étant protégés – de moins en moins, certes –  par leur statut de fonctionnaire. Je ne donnerai pas ici le nom de ce spécialiste hors pair. Les connaisseurs de l’Anglistik le reconnaîtront.

Il est né en 1941 et a grandi dans l’ouest du Royaume-Uni. Il a suivi le cursus des études anglaises (linguistique, langue) à Londres au début des années soixante. Il obtient rapidement un poste de chercheur, puis il enseigne dans une université galloise et dans une université anglaise. Brillant, il grimpe les échelons à belle allure. Trop vite au goût de son université qui, comme la plupart des autres établissements (totalement autonomes dans le système britannique), gère ses personnels selon les nouvelles normes thatchériennes en vigueur. Notre linguiste coûte beaucoup trop cher à son établissement qui paye son salaire et qui, plus tard, devra payer sa retraite. Il est donc viré comme un malpropre. Il a une quarantaine d’années. Sa maigre consolation est de constater qu’avec son salaire, son université peut recruter deux jeunes lecturers et qu’elle n’y est pas de sa poche.


Pour des raisons que je ne connais pas exactement, il refuse des offres alléchantes en provenance des Etats-Unis, d’Australie et d’ailleurs. J’imagine qu’il veut continuer à résider en Grande-Bretagne, qui est à la fois son pays et son champ d’investigation. Au fil des années, il est devenu l’un des deux ou trois meilleurs spécialistes de la langue anglaise, dans ses innombrables variétés, en synchronie et en diachronie.

L’université galloise où il avait enseigné précédemment lui propose, non sans quelque cynisme, un titre de professeur honoraire. Sans service et sans salaire. Cela permet à cet établissement de comptabiliser à son profit les innombrables travaux de notre spécialiste qui, à ce jour, a publié plus de cent ouvrages et des centaines d'articles scientifiques et de vulgarisation. Ces méthodes d’épicerie sont imposées aux universités britanniques car elles doivent fournir, à intervalle régulier, un bilan complet des publications (“ Publish or perish ”, n'est-il pas ?) de leurs enseignants à l'occasion du “ Research Assessment Exercise ” (exercice d’évaluation de la recherche inventé sous Margaret Thatcher). Ce Research Assessment Exercise a été remplacé en 2014 par le “ Research Excellence Framework ” (cadre pour l’excellence de la recherche ; derrière ces intitulés pompeux, obscurs et orwelliens, il n’y a évidemment que du mensonge, du pouvoir implacable, les pratiques de l'entreprise privée). Quant au titre de professeur honoraire, il permet en retour à notre savant d’avoir un bureau, une ligne téléphonique, une adresse électronique, un accès à une photocopieuse et, bien sûr, à la bibliothèque de l’université.

Comme notre homme vend bien ses livres et qu’il est régulièrement invité, contre rétribution, dans le monde entier, qu’il produit des émissions de radio et de télévision, son épouse et lui, qui ont fondé une sorte de petite firme familiale, vivent correctement comme auto-entrepreneurs.

Il a été décoré de l’Ordre de l’Empire Britannique, il est membre de l’Académie britannique et de nombreuses sociétés savantes. Parmi ses champs de recherche, je relève ses travaux sur la langue des experts médicaux, sur l’extinction de certaines langues et sur l’anglais du théâtre (jusqu’à Shakespeare : il peut vous réciter pendant des heures du Shakespeare tel qu’on le parlait à l’époque du barde). Il travaille également sur l’évolution de la langue anglaise, c’est-à-dire, selon lui, sa mort en tant que telle. Il estime que l’anglais d’Angleterre va disparaître pour laisser la place à un idiome international, dans sa version orale en particulier.

Il a déposé des brevets en matière de recherche sur Internet.

A ses moments perdus, il écrit de la poésie et des pièces de théâtre. Sa femme publie des livres pour enfants.

Si je vous dis que ce vieil homme, qui ne manque pas d’humour, est passionnant, vous me croirez, j’espère ?

Il fallait vraiment le virer de sa fac !


Illustration : Dolly Pentreath of Mousehole (Douleur de la Fin de la plage du trou de souris), qui vécut au XVIIIe siècle, fut la dernière locutrice du cornouaillais. Per-Jakez Helias a consacré à cette vaillante marchande de poissons un poème en langue bretonne.
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