vendredi 17 juin 2016

Quand on chantait sous l'Occupation (III)


J’évoquerai pour terminer l’évolution de deux monstres sacrés de la chanson française pendant ces années noires : Charles Trénet et Maurice Chevalier. Chevalier, qui âgé d’une cinquantaine d’années au début des hostilités jouit d’un statut de vedette internationale, fait assez rare pour un chanteur français ; Trénet qui, bien qu’âgé de vingt-sept ans seulement en 1940, est déjà le plus prometteur et le plus talentueux des auteurs compositeurs interprètes. Trénet fut la cible d’antisémites délirants qui l'accusaient de s’appeler Netter (anagramme de Trénet). Bien que sans engagement politique véritable, il était apparu au moment du Front Populaire comme le chanteur exprimant le mieux les aspirations de la jeune aspiration de l’époque, celle qui put, grâce aux avancées sociales de 1936-7, jouir d’une liberté nouvelle, découvrir les routes de France, espérer en des lendemains meilleurs, bref errer sur “ La Route enchantée ” (1938) :

Une étoile m’a dit,
Deux étoiles m’ont dit :
Connais-tu l’pays du rêve?
[…]
Les joyeux matins
Et les grands chemins
Où l’on marche à l’aventure

Rarement un chanteur français n’a exprimé avec autant de tonus (“ Je chante soir et matin ”) la joie de vivre. Et, avec discrétion mais très explicitement, un grain de folie qui, bizarrement, passe très bien après des siècles de cartésianisme :

On voit l’facteur
Qui s’envole là-bas
Comme un ange bleu
Portant ses lettres au Bon Dieu (“ Y’a d’la joie ”)

Ficelle, tu m’a sauvé la vie
Ficelle sois donc bénie
Car grâce à toi
J’ai rendu l’esprit
Je m’suis pendu cet’ nuit
Et depuis je chante
Un fantôme qui chante
On trouve ça rigolo (“ Je chante ”)

On le surnomme d’ailleurs “ le fou chantant ”, peut-être en hommage à Al Johnson, “ The Singing Fool ”. Avec la débâcle et un bref passage dans l’armée de l’air, il choisit de rester et de travailler en France. Il reprend ses spectacles à Paris dès février 1941. En 1943, il accepte de se produire, accompagné par l’orchestre de Fred Adison, influencé par les orchestres de jazz symphoniques, comme celui de Paul Whiteman. Il accepte de faire du cinéma sous l’autorité du Comité d’Organisation des Industries Cinématographiques qui régente la profession selon les principes de la Propaganda Abteilung. Trente et un films français, dont quelques chefs-d’œuvre, seront produits par la Continental, filiale de la société allemande U.F.A. Pendant la guerre, l’auteur-compositeur Trénet continue dans la même veine poétique, gaie, un brin surréaliste. Mais ses chansons semblent quitter le siècle et le temps : “ Que reste-t-il de nos amours ? ”, “ La Romance de Paris ” ou “ L’Héritage infernal ” :

L’histoire lamentable
De fauteuils et de tables
Qu’un ami détestable
Vint raconter chez nous.

Il fait parfois de timides allusions à l’actualité. Sa seule chanson réellement engagée, “ Espoir ” (dont il n’est pas l’auteur) est interdite sur les ondes de Radio-Paris. Il estime que pour mieux attendre demain il faut s’arracher du présent, créer une poésie atemporelle pour rendre la cruelle réalité supportable.

De la drôle de guerre à l’heure de la victoire, Maurice Chevalier se sera comporté en caméléon. Opportuniste, cherchant à tout instant d’où tournait le vent politique, il suit toutes les modes en en tirant le meilleur profit artistique. Dans la période de tous les dangers consécutive aux accords de Munich, Chevalier jouit de l’extraordinaire succès d’une chanson de 1936, insouciante et passablement vulgaire, apologie d’une oisiveté faubourienne, “ Ma Pomme ” (“ J’suis plus heureux qu’un roi ”). Il est, depuis le début des années vingt, une vedette internationale (il a tourné une quarantaine de films aux Etats-Unis), et il personnifie le brassage social qu’a occasionné la grande guerre : “ titi ” parisien originaire du quartier populaire de Ménilmontant, il s’est composé une silhouette élégante d’homme du monde (nœud papillon, costume impeccable). Mais son fameux canotier, qu’il porte sur le côté, connote le voyou qu’il a peut-être été dans sa jeunesse et rappelle le proxénète de sa chanson “ Prosper ”. L’image du prolo en smoking, parfaitement insouciant (il chante : « Dans la vie faut pas s’en faire » dans l’opérette Dédé) s’est donc imposée très facilement.

En 1939, il prône l’union sacrée dans “ Et tout ça, ça fait d’excellents français ”, une chanson au rythme entraînant, militaire, mais qui dépeint une société souffreteuse, contrainte de faire la guerre. Pendant la drôle de guerre, le président du Conseil Paul Reynaud assure que « nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », et la bourse tient bon. De même que l’armée, prête et formidable, et qui, théoriquement, n’allait pas se risquer à de simples escarmouches. L’un des plus grands succès de l’hiver est une chanson que Maurice Chevalier interprète au Casino de Paris, dépeignant l’armée comme le reflet de la société :

Le colonel était d’Action française,
Le commandant était un modéré,
Le capitaine était pour le diocèse,
Et le lieutenant boulottait du curé.
Le juteux était un fervent socialiste,
Le sergent un extrémiste [à noter : pas « communiste »] convaincu,
Le caporal inscrit sur toutes les listes
Et l’deuxième class’ au PMU.

Le colonel avait de l’albumine,
Le commandant souffrait du gros côlon,
Le capitaine avait bien mauvaise mine,
Et le lieutenant avait des ganglions.
Le juteux avait des coliques néphrétiques,
Le sergent avait le pylore atrophié,
Le caporal un coryza chronique,
Et l’deuxième class’ des corps aux pieds.

Et tout ça, ça fait
D’excellents Français,
D’excellents soldats
Qui marchent au pas.

Avec une telle armée, la mobilisation eut tôt fait de tourner à l’immobilisation générale. Une chanson reflétant le fait que 5 millions d’hommes avaient été rappelés – un quart de la population masculine – dont la plupart n’avait plus rien à faire après 5 heures de l’après-midi, et pas grand-chose le reste de la journée. Chaque soldat avait droit à trois-quarts de litres de vin par jour. Pour tous ces hommes, la Pologne ne représentaient rien et combattre pour la démocratie n’avait guère plus de sens. Ils se bornaient à accomplir leur devoir en espérant regagner leur foyer au plus vite. Chevalier dresse une typologie très partielle de la société française, composée à ses yeux de gens qui travaillent dans la finance, l’assurance, l’industrie, la Banque de France et la rente. Les paysans et les ou­vriers qui constituent alors 80% de la population française sont donc exclus du tableau. Tous ces braves gens « marchent au pas », mais sont affectés de maladies ridicules, albumine, pilore atrophié, ganglions, coliques néphrétiques, cors aux pieds. La chanson présente donc une armée vouée à la défaite mais qui saura se transcender grâce aux deux potions magiques que le monde entier envie aux Français : « le pinard et le tabac ». Cette chanson envoie donc un double message contradictoire : les Français ont réappris à marcher au pas et sont prêts à se battre, mais l’ensemble des appelés n’est qu’une cohorte de quadragénaires déglingués qui, de toute façon, « désirent tous désormais qu’on [leur] foutent une bonne fois la paix ». Bref, si Hitler écoute attentivement, il n’a guère de souci à se faire.

L’article 18 de l’armistice contraignait la France à payer 20 millions de marks par jour au titre des frais d’occupation de l’armée allemande. De nombreuses usines travaillaient directement pour Berlin. Les soldats allemands consommaient une bonne partie de la production alimentaire française (les tickets de rationnement donnaient droit à l’équivalent de 1500 calories par jour). C’est dans ce contexte de pénurie sans précédent que Maurice Chevalier crée en pleine guerre ” La symphonie des semelles en bois ”, une chanson qui légitime le pillage du pays. Il poétise l’inconfort pédestre auquel les femmes sont désormais condamnées :

J’aime le tap-tap
Des semelles en bois
En marchant les midinettes
Semblent faire des claquettes
Tap-tap la symphonie
Des beaux jours moins vernis

Et il termine même sur une touche franchement érotique : « Ah, qu’c’est bon! ».



La passivité, la complaisance de Chevalier déplaisent souverainement aux Français de Londres. En février 1944, Pierre Dac décrète qu’il sera « puni selon la gravité de ses fautes » : « Quand, un jour prochain, nous leur ferons avaler leur bulletin de naissance, il est infiniment probable que la rigolade changera de camp et que, cette fois, il n’y aura pas de mou dans la corde à nœud » (Pierre Dac. Un Français libre à Londres en guerre. Paris : France-Empire, 1972). Chevalier se demande alors s’il ne risque pas d’être condamné à mort (Maurice Chevalier. Ma route et mes chansons. Paris : Julliard, 1946). Il se cache en Dordogne (le Périgord étant son Sigmaringen), où les maquis sont très actifs. Il est arrêté, puis libéré grâce à sa compagne juive, Nita, qui l’emmène à Toulouse, la ville la plus “ rouge ” de France à ce moment-là : « On s’y serait cru dans une ville espagnole pendant la guerre civile. Les rues étaient pleines de soldats en uniformes plus ou moins réguliers. Des jeunes femmes en mantilles priaient dans les églises; dans les cafés et dans les bureaux de la radio, les intellectuels parlaient de Paris, ville réactionnaire » (Jean Hugo. Le Regard de la mémoire. Arles : Actes Sud, 1984). Chevalier en réchappera grâce, entre autres, à l’intervention de Louis Aragon. Il aura été jusqu’au bout un chanteur de consensus, inscrivant systématiquement ses chansons dans les normes dominantes, servant de caution populaire à l’ordre en vigueur.


FIN

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