mercredi 29 juin 2016

Le patriotisme d'Orwell (II)


Tout cela n'ira pas sans contradictions ni difficultés.

Plus tard, on verra que le seul moment de vrai bonheur que connaît Winston Smith dans 1984 sont les heures passées avec Julia dans le magasin d'antiquités — lieu ô combien symbolique — qui lui rappelle l'Angleterre d'avant la dictature. Mais en 1938-9, George Bowling, dans Un peu d'air frais, éprouve bien des désillusions. On pourrait résumer ce roman en disant que cette œuvre est l'image d'une apocalypse qui anéantirait une vision rêvée de l'enfance. Bowling n'idéalise cependant pas la tradition. Le regard qu'il porte vers le passé, le voyage qu'il entreprend vers les lieux de son enfance, lui permettent de se repérer dans le présent, d'essayer de respirer, de se régénérer. Lucide, le personnage expose comment la bourgeoisie anglaise est prisonnière de sa propre idéologie, à quel point la manière de pensée de la middle-class est appauvrissante. Il raille la nostalgie qu’éprouvent les colons revenus des Indes : comme son créateur, mais à l’inverse d’un Kipling, il sait l’illusion de vivre au centre de l’Empire avec les valeurs de la périphérie.  Bowling saisit parfaitement les images vivaces d’un monde perdu, immobile face au monde réel qui évolue trop vite et trop fort. Il ne croit pas en l’aptitude des militants — ceux de gauche en particulier qu’il caricature à l’envi — à se mobiliser dans le cadre d’une riposte nationale face à l’ennemi. Il ressent jusque dans ses fibres la possibilité d’une disparition de son pays, avec ses valeurs, sa culture.


En 1936, lors de son enquête du côté du Quai de Wigan, Orwell s'était assuré qu'il y avait bien deux Angleterre et il avait fait son choix. Il serait toujours aux côtés de la classe ouvrière contre la bourgeoisie. Vis-à-vis de la working class et des indigents en généralil prendrait donc l’exact contre-pied d’un Baden Powell (fondateur du mouvement scout)à qui les décrivait comme anti-patriotiques et anti-sociaux. En 1940, face au danger totalitaire et à la guerre, Orwell croit de moins en moins en l'urgence, voire en la nécessité, de la révolution nationale ou internationale par la violence, et il souhaite que sa patrie soit une dans la lutte. Alors qu'en 1936 la bourgeoisie, impériale ou non, était responsable de tous les maux, elle est dédouanée en 1940, et Orwell en brosse un portrait bizarrement touchant. Depuis soixante-quinze ans, écrit-il, la classe dirigeante a perdu de son aptitude à gouverner. Autrefois, dans les colonies, il faisait bon vivre dans le perpétuel été d’avant la guerre des Boers, mais depuis 1920 les fonctionnaires de Whitehall surveillent « chaque pouce de l'Empire » et brident l'initiative. L'horizon impérialiste se rétrécissant, cette bourgeoisie de l’outremer n'a pu se réadapter en métropole. Étant intrinsèquement « moraux », les hommes d'affaires anglais n'ont pu, comme leurs confrères étasuniens(« de vrais bandits ») devenir millionnaires. Et ces malheureux bourgeois, par manque de compétence intellectuelle, n'ont pas sérieusement lutté contre le nazisme dans les années trente car ils n'avaient pas « compris » ce phénomène. Orwell croit d'ailleurs pouvoir inférer qu'ils n'auraient pas non plus compris le communisme s'il avait frappé à leur porte. Les grands responsables du déclin de l'Empire et de l’essoufflement de la bourgeoisie ne sont pas des gestionnaires surannés à la tête d'un outil de production inefficace se débattant dans un nouveau rapport de forces international défavorable mais, tout simplement, les intellectuels de gauche. Ils ont sapé « le moral des britanniques », ils se sont répandus en attitudes « négatives et récriminatrices » sans faire de « suggestions concrètes ». Et, surtout, ils se sont contentés d'évoluer (ô, surprise, pour des intellectuels !) dans un « monde d'idées ». Mais, Dieu merci, l'Angleterre est désormais, n'en déplaise au Dr Goebbels, une grande famille victorienne, un peu « collet monté », mais unie avec bien peu de « brebis galeuses » en son sein.

Tout en admettant après 1940 que la Home Guard (dont il fit partie) était organisée de telle manière que seuls les riches commandaient, il persiste à croire que la guerre a des vertus égalitaires car elle atténue les antagonismes de classe : "La guerre est le plus extraordinaire facteur de changement. Elle accélère tous les processus, efface les petites différences, fair remonter les réalités à la surface. Par dessus tout, elle fait prendre pleinement conscience à chaque individu qu'il n'est pas qu'un individu."



Qu'auront les Anglais à opposer aux divisions blindées hitlériennes et à la Luftwaffe ? Hormis un potentiel militaire non négligeable et une aide étasunienne qui viendra forcément, Orwell fait confiance aux qualités du peuple anglais. Tout d'abord, la bonne humeur et la sérénité. Comme Bertrand Russel qui, pour Orwell, incarnait moins l'archétype de l'intellectuel anglais que celui de l'Anglais intelligent, ses compatriotes sauront faire preuve de décence et d'esprit de chevalerie. Et puis la solidarité, l'honnêteté, le respect de la légalité feront le reste.

Mais il faut dire que la douceur de vivre que connaissait la classe moyenne avant-guerre avait débouché sur une certaine indolence. Désormais, Orwell est persuadé de la victoire car elle sera celle des gens ordinaires qui auront su se dépasser tout en restant eux-mêmes. Il appréciera que, malgré les circonstances exceptionnelles, les Anglais seront restés civiques, légalistes, respectueux des droits de l'individu, et il aimera que Churchill perde les élections de 1945, preuve que ses compatriotes, gens ordinaires, se méfient des hommes forts trop doués.

Dans les premiers chapitres d'Hommage à la Catalogne, Orwell avait magnifiquement saisi une lutte révolutionnaire, allant jusqu’à penser que l'enthousiasme populaire devait suffire à faire vaincre la révolution. Avec “ Le Lion et la licorne ”, son grand texte théorique sur l'Angleterre en guerre, Orwell propose une synthèse enthousiaste du patriotisme et du socialisme. Ces pages sont contemporaines de la Bataille d'Angleterre : l'heure est donc au drame et à l'espoir en une victoire à court terme. Bien que nous soyons ici dans un essai franchement politique, le narrateur s'affiche dès la première phrase : Orwell écrit ce texte au moment précis et parce que des avions ennemis lui passent au-dessus de la tête : "Au moment précis où j'écris, des êtres humains hautement civilisés volent au-dessus de moi et essaient de me tuer."

Ce qui est en jeu désormais, ce n'est plus le statu quo social ou la révolution, mais la civilisation ou la barbarie. Mieux vaut Chamberlain que Hitler. Le narrateur de l'autofiction Dans la Dèche à Paris et à Londres avait découvert certains de ses compatriotes dans leur étrangeté. Une Tragédie birmane fleurait bon son exotisme. Dans Le Quai de Wigan, Orwell était allé à la rencontre des ouvrières du textile et des mineurs de charbon dans leur différence. Désormais, il va à la recherche des autres dans leur ressemblance avec lui-même et ceux de sa classe d’origine, la frange inférieure de la bourgeoisie. Ce qui unit les Anglais, postule-t-il, est plus important que ce qui les sépare. Et il pose également que ce qu'il raillait à la fin d'Hommage à la Catalogne, ces caractéristiques d'une Albion aveugle et assoupie ("les prairies profondes, les lents cours d'eau frangés de saules, les vertes rondeurs des ormes, tout cela plongé dans le profond, profond, profond sommeil d'Angleterre") c'est justement ce qui fait la beauté, mais aussi la force de ce pays. Il existe un caractère national anglais, comme il existe un patrimoine et une « culture commune » que, bizarrement, comme s'il en avait un peu honte, il délimite par la négative : "Les Anglais sont particulièrement différenciés. On trouve une reconnaissance ambigüe de ce fait dans l'aversion qu'éprouvent presque tous les étrangers pour notre mode de vie."

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire