jeudi 30 juin 2016

Le patriotisme d'Orwell (III)

Le patriotisme d'Orwell (III)



Dans “ Le Lion et la licorne ”, Orwell avance que l'affaiblissement de l'impérialisme dans les années trente a été provoqué en grande partie par l'intelligentsia de gauche, ce groupe s'étant lui-même renforcée grâce à la stagnation de l'Empire. Il utilise le mot russe "intelligentsia" car, pour lui, un vrai Anglais ne saurait être un intellectuel, intellectual étant un vocable quasi péjoratif. Orwell pense qu'une alliance objective s'est nouée entre les colonels en retraite (les “ Blimps ”) pour qui un individu trop intelligent ne pouvait être patriote, et les intellectuels pour qui un patriote ne pouvait décidément pas être intelligent. Cet extraordinaire paradoxe ne peut surprendre dans la mesure où il vient en bout de chaîne après d'autres considérations tout aussi étonnantes sur les intellectuels. Orwell pose tout d'abord que du pessimisme à une vision réactionnaire des choses il n'y a qu'un pas vite franchi par une fraction importante de la classe dominante. Il estime également qu'il eût été possible de susciter un mouvement pacifiste authentiquement populaire en Angleterre, loin de la « gauche de salon ». Mais, dans les années trente, l'intelligentsia s'est déconsidérée dans des activités indignes, dans le domaine de l'esprit comme dans la politique. Elle s'est coupée du reste de la société en dénigrant systématiquement la civilisation occidentale et en cultivant un sentiment négatif de « désillusion ». La « vraie question », se demande Orwell, n'est pas de savoir pourquoi des bourgeois sont devenus staliniens, mais pourquoi ils ont viré à gauche. A première vue, c'est parce que les puissances de l'Axe menaçaient l'Empire britannique, l’antifascisme et l'impérialisme se rejoignant dans un même combat Dans une correspondance de décembre 1938, il explicitait ce postulat. Il estimait que si un « grand mouvement pro-Arabe » voyait le jour, il serait « fatalement pro-Fasciste ».

C'est à cette époque qu'Orwell va définir petit à petit ce qu'est pour lui l'Anglais idéal. George Bowling, son narrateur d'Un peu d'air frais, en était une esquisse aux traits assurément appuyés, permettant à l'auteur de considérer avec plus de commisération que jamais tous ceux qui ne correspondaient pas au moule. « Un type comme moi est incapable de ressembler à un gentleman », reconnaissait Bowling sans vraiment le regretter. « Les vêtements que je porte », poursuivait-il, sont « l'uniforme de la tribu ». En peignant cet homme ordinaire, Orwell s'adressait à ceux qui, comme son personnage, cultivaient la nostalgie de leur passé et aspiraient à un socialisme non dogmatique, un peu proudhonien. Petit-bourgeois, Bowling ne prône pas l'émancipation de la femme, il n'a pas de l'amour une approche très romantique, il s'indigne des inégalités sociales et déplore que le salarié se voit privé, par le système capitaliste, du produit de son travail. Il se méfie de la bureaucratie qui empiète sur la liberté individuelle, tout comme le capitalisme qui, par le système de crédit, empêche le salarié d'être jamais propriétaire. Le monde de Bowling converge avec celui du “ Lion et de la licorne ” : « C'est votre civilisation, c'est vous ». Ce monde que je décris, dit Orwell, c'est toujours le vôtre. Que vous l’aimiez ou non, il vous manque dès que vous le quittez. Comme vous, il est moyen, ni le joyau chanté par Shakespeare, ni l'enfer décrit par Goebbels. Vous êtes, nous sommes, les membres d'une famille victorienne empesée, avec son lot inévitable de squelettes dans le placard. Chez nous, les jeunes n'ont pas la parole, ce sont les vieux oncles irresponsables qui monopolisent le pouvoir, mais nous sommes une famille unie, avec sa langue, sa culture, ses souvenirs, son esprit de solidarité. Vous et moi sommes peut-être des médiocres, mais au moins saurons-nous, en patriotes, nous unir face à l'adversité extérieure et débusquer l'ennemi intérieur. Nous pourrons toujours nous arc-bouter sur un impérialisme qui n'est pas à dénigrer en bloc : seule sa dimension morale est à redouter quand il détruit la conscience de l'oppresseur et de l'opprimé.


“ Le Lion et la licorne ” donne donc une idée assez précise de l'image que se fait alors Orwell de son pays. Ces pages sont un mélange d'observations pénétrantes, de gentilles banalités et de généralisations désarmantes : " Les Anglais ne sont pas musiciens commer les Allemands et les Italiens. La peinture et la sculpture ne se sont pas épanouies comme en France. Ce ne sont pas des interllectuels. Ils ont horreur des pensées abstraites. Bien qu'étant un peuple dre somnanbules, en temps de crise majeure il peuvent soudain être mus par une spèce d'instinct, dans les faits un code de conduite compris par tous, même s'il n'est jamais forulé."

Ce qu'Orwell apprécie alors au premier chef chez ses compatriotes, c'est leur réserve, leur politesse : ils font la queue patiemment dans l'ordre, sans se bousculer. Si les ouvriers ne sont pas toujours très gracieux, du moins font-ils toujours preuve de beaucoup d'attentions. La modération de ses compatriotes invite Orwell à penser que le fascisme ne prendra jamais dans son pays : « les purges hitlériennes n'auraient pu exister en Angleterre », affirme-t-il, sans s'interroger le moins du monde sur les conditions historiques qui ont permis à la barbarie de se déchaîner au pays de Goethe. Les Anglais sont trop raisonnables, ils croient trop en la justice pour se laisser entraîner dans le vertige de la terreur et des abus de pouvoir. L'Angleterre est protégée par ses traditions et son histoire, par son essence. La vision d'Orwell est donc très déterministe. La société peut changer, mais jusqu'à un certain point : « On n'obtient pas un panais avec une graine de navet ». Orwell pouvait bien, à l'orée de la guerre, énoncer de telles banalités, le fait est là : le pays n'a pas plié et les traîtres ne furent qu'une poignée. Un solide pragmatisme, une volonté exceptionnelle de croire en soi et de vaincre ont permis de tenir. L'Angleterre a gagné la guerre parce que les vertus typiques chères à Orwell n'étaient pas l'apanage de la classe dirigeante. En était dépositaire le peuple, constitué à ses yeux par la classe ouvrière consciente et la frange inférieure de la bourgeoisie. Et, à long terme, seul cet ensemble social saurait, selon lui, résister à l'envahissement de la culture populaire par le modernisme réducteur et nivelant.

L’essence, la force du patriotisme d’Orwell lui permirent durant deux décennies de tous les dangers de retrouver des valeurs stables, une morale en politique, et d'alimenter son instinct de conservation à la source de son amour pour son pays. Ce patriotisme n'était pas aveugle. L'honnêteté intellectuelle d'Orwell (certes relative), son pessimisme lucide, son humour froid au second degré le faisaient souvent passer pour un prophète de malheur. Ce n'est pas parce qu'il était fondamentalement patriote qu'il aimait et défendait l'Angleterre, mais c'est parce que l'amour de son pays était quintessencié qu'il était patriote (Un peu comme Kipling, mais de manière moins exacerbée. L’auteur de Kim vénéra son pays tant qu’il le jugea grand. Il cessa de l’aimer lorsqu’il perçut son déclin). Parce qu'il souhaitait, vers 1940, un consensus politique national et que ce que l'Europe proposait (des régimes forts ou des démocraties en déliquescence) ne lui convenait pas, il soutiendrait son pays de droite comme de gauche, l'Angleterre de Chamberlain pouvant évoluer à court terme vers un changement radical de société.

Orwell établissait par ailleurs une nette distinction entre patriotisme et nationalisme. Etre patriote revenait à aimer un endroit, un mode de vie que l'on considérait comme les meilleurs au monde, mais sans pour autant vouloir les imposer aux autres. Pour Orwell, le patriotisme était par nature défensif, militairement et culturellement parlant. Il impliquait par ailleurs une adhésion volontaire à un espace, à une communauté et à des valeurs. Inversement, il concevait le nationalisme comme l'idéologie belliqueuse d'individus en quête de prestige, non pour eux-mêmes mais pour des ensembles dans lesquels ils choisissent d'enfouir leur propre personnalité. Un Communiste ne pouvait donc pas, selon lui, être patriote, mais seulement nationaliste, puisqu'il était capable, en l'espace de quelques jours, de transférer ses allégeances selon les nécessités de l'actualité, son rapport à sa terre, à sa patrie étant extrêmement ténuIl avait établi une typologie de différentes formes de nationalismes : la forme “ positive ”, incarnée par le nationalisme celtique, le Sionisme, et ceux qui n’admettaient pas le recul de l’influence anglaise dans le monde (Lord Elton, A.P. Herbert, le Tory Reform Committee) ; un nationalisme de “ tranfert ” (il faisait se côtoyer le communisme, le pacifisme, le catholicisme militant, la conscience de classe) ; une variante négative qui incluait pour lui l’anglophobie, l’antisémitisme, le trotskisme. Orwell avait finement observé que les grands nationalistes sont souvent des marginaux, des idéalistes en quête d'affirmation : "Il n'est pas tout à fait fortuit que les nationalistes les plus extrémistes et les plus romantiques ne sont pas ressortissants des pays qu'ils idéalisent. Les chefs qui en appellent à la patrie sont parfois carrément étrangers ou alors ils viennent des pays situés aux marges des grands empires. Des exemples évidents seraient Hitler, un Autrichien, Napoléon, un Corse, mais il y en a bien d'autres. L'homme dont on peut dire qu'il a fondé le chauvinisme anglais n'était autre que Disraeli, un Juif espagnol, et c'est le Canadien Lord Beaverbrook qui a tenté de persuader les Anglais de se décrfire comme Bretons. Même Churchill, la figure de proue du patriotisme romantique est à moitié américain."


Orwell a longtemps cru, au moins jusqu'à la rédaction de 1984, que toute guerre pouvait avoir des vertus salutaires, au niveau humain et politique. A l'inverse de ceux qui estimaient que la guerre est la continuation d'un état de chose par d'autres moyens, il voyait en elle une brisure, un moment paroxystique où les individus et les communautés vivent dans un état supérieur, sont révélés par l'épreuve et où, en d'autres termes, Dieu peut reconnaître les siens. Et c'est en Espagne qu'il a commencé à réfléchir au rapport entre la guerre et la révolution. Il pensait alors, contrairement, par exemple, à de nombreux trotskistes anglais, qu'il fallait d'abord se débarrasser du fascisme avant de faire la révolution dans les démocraties bourgeoises. Il semble moins dogmatique sur ce point en 1940. Une révolution et la guerre peuvent être concomitantes. Et il estime alors qu'une révolution (anti-bourgeoise évidemment) pourrait surgir de la guerre grâce aux qualités intrinsèques du peuple anglais. La guerre et la révolution pourront remettre les choses en place. Les inutiles, les inefficaces, les privilégiés disparaîtront. Les compétences populaires pourront s'exprimer. Le peuple en sortira humainement enrichi : "Nous avons avancé avec la lenteur de glaciers et nous n'avons appris que des désastres."

Dans la lutte, il n'y a pas la droite et la gauche, la bourgeoisie et la classe ouvrière, mais les combattants et les partisans de la démission. Le peuple victorieux saura être magnanime. Pas de procès pour les criminels de guerre demande, dès 1943, Orwell lucide et visionnaire : "Les tyrants doivent être mis à mort par leurs propres sujets. Ceux qui sont punis par une autorité étrangère, comme Napoléon, deviennent des martyrs ou des légendes."

La pensée d'Orwell, dans la dernière partie de sa vie, préfigure l'idéologie travailliste des années cinquante, celle qui a rompu — officieusement — avec le marxisme. Pour Orwell qui, de 1945 à sa mort, est un sympathisant du Labour, le socialisme se résume à davantage d'égalité et le remplacement des élites obsolètes par ce qu'on n'appelle pas encore la méritocratie. L’Angleterre ne devrait plus être « une famille avec à sa tête des gens inefficaces ».

Orwell pose donc presque tous les problèmes en termes moraux, en termes d'individualités. De plus sa pensée, surtout quand elle est novatrice, est constamment bridée par des interférences personnelles. Qu'il écrive des pages anti-impérialistes, socialistes, révolutionnaires ou réformistes, l'image de l'homme vaincu, isolé pour qui un changement profond de société impulsé par le “ peuple ” est une chimère, domine. On peut supposer que le pessimisme d'Orwell a été alimenté par l'échec de soulèvements populaires, comme ceux de Kronstadt ou de Varsovie, sans parler de la prise de Barcelone par les Franquistes.

Les patriotes sont ceux qui, pour nous résumer, sont prêts à prendre les armes pour mener une guerre populaire. Les ennemis de la patrie sont les pro-fascistes. L'idée d'une victoire d'Hitler plaît aux très riches, aux communistes, aux partisans du fasciste Mosley, aux pacifistes et à certaines factions catholiques. Et puis, si les choses tournaient mal sur le front intérieur, la totalité des plus pauvres des ouvriers pourrait adopter une position défaitiste mais pas pro-hitlérienne dans les faits. Il restait donc les trois-quarts de la classe ouvrière et la petite bourgeoisie moins les intellectuels de gauche car ces derniers s’étaient, rappelons-le, déconsidérés depuis une dizaine d'années au moins. Le combat étant national et même nationaliste, il faudrait se méfier de cette « intelligentsia européanisée ».

De 1945 à 1950, le mot “ patriotisme ” n’apparaît jamais plus sous la plume d’Orwell. Visionnaire comme Churchill — dont il partage certaines conceptions en matière de géopolitique, Orwell a compris que la division du monde est un état de fait durable. Contre ceux qui envisage une fusion pure et simple des États-Unis et de la Grande Bretagne, contre une petite minorité d’Anglais qui rêve d’une intégration au système soviétique, il envisage des « États-Unis socialistes d’Europe. L’essayiste qui, en 1947, publie dans une revue d’extrême-gauche étasunienne l’article “ Vers l'unité de l'Europey ” rédige les premières moutures d’un univers fictionnel d’où sont absentes les valeurs de la civilisation occidentale, le patriotisme y compris.


PS:  Rappelons, cette distinction de Tzvetan Todorov : « Le premier sens [du mot nation] est celui qui devrait prendre une importance considérable à la veille de la révolution française et pendant ses premières années. La nation est un espace de légitimation et s'oppose, en tant que source de pouvoir, au droit royal ou divin : on agit au nom de la nation, au lieu de se référe à Dieu ou au roi ; on crie ‘ Vive la nation ! ’ au lieu de ‘ Vive le Roi ! ’. Cet espace est alors perçu comme celui de l'égalité : non de tous les habitants, il est vrai, mais de tous les citoyens (ce qui exclut les femmes et les pauvres) ; on recourt à la ‘ nation ’ pour combattre les privilèges sociaux ou les particularismes régionaux. Tout autre est le deuxième sens, ‘ extérieur ’, du mot ‘ nation ’ : une nation s'oppose cette fois-ci à une autre, et non plus au roi, ou à l'aristocratie, ou aux régions. Les Français sont une nation, les Anglais en sont une autre. » (Nous et les autres, Paris : Le Seuil, 1989, p. 203).

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