dimanche 15 janvier 2017

Michel Bernard. Deux remords de Claude Monet




Michel Bernard n’est pas de ses écrivains qui encombrent les plateaux de télévision, qui – c'est un exemple – affublés d’un chapeau ridicule en forme de tuyau de poêle, viennent nous infliger leur marronnier obligatoire. J’avoue que je n’avais lu de lui que Mes Tours de France, ceux de son enfance en particulier, et Les Forêts de Ravel qui raconte la Grande guerre du musicien à qui il manquait pourtant deux kilos et quelques centimètres pour être enrôlé, et qui nous lèguera une des œuvres pianistiques les plus stupéfiantes, son Concerto pour la main gauche, œuvre commandée par le grand pianiste allemand Paul Wittgenstein, frère du philosophe, revenu manchot de la guerre. On me dit que Le Corps de la France, chant d’amour pour notre pays dans la débâcle de 1940, et La Tranchée de Calonne, pays de la Meuse éternelle, sont deux chefs-d’œuvre. Je n’en doute pas un instant.

Deux remords (re-morts ? Pardon…) de Claude Monet nous parlent des guerres de 70 et de 14, de la folie compulsive de la création picturale, des rapports entre le monde politique et l’art. Bernard saisit Monet dans son rapport à son ami le peintre Frédéric Bazille, mort durant la guerre de 1870. La première partie du livre, “Frédéric”, qui met en scène les efforts acharnés du père du peintre pour ramener la dépouille de l’artiste foudroyé – qui était allé chercher à la guerre « un brevet de virilité » – en terre consacrée protestante dans le sud-est de la France, est bouleversante. Pourquoi Bazille ? Parce que Monet n’acceptera de donner à l’État des Nymphéas (il en peignit 250) qu’à la condition qu’il lui achète, pour l’exposer au Louvre, Femmes au jardin, une œuvre qui relia intimement, dans son vécu et son imaginaire, Bazille à Camille, sa première femme très aimée.



Bien que ce roman ne comporte aucun dialogue, la présence des personnages est totale, mais sans le moindre voyeurisme. Bernard est un styliste subtile, léger et profond, à la palette infinie. Quatre exemples :

« Il avait alors marché vers Beaune, transi, son sac de voyage à la main, tandis que le vent levait les pans de sa redingote et lui aurait enlevé son chapeau, si, comme les soldats, il ne s’était enveloppé la tête d’un mouchoir. »

« Ses galons neufs de sous-lieutenant faisaient poindre des reflets d’or insolites parmi les silhouettes en noir dans le jour sans soleil. En deux endroits marqués de larges taches sombres durcies par le gel, le sang avait imbibé le tissu de l’uniforme : sur une manche trouée par une balle, sur sa capote et sa chemise déboutonnées, à l’endroit de la blessure au ventre dont il était mort. »

« Frédéric n’était pas surpris que Monet se soit exilé. Rien n’aurait pu empêcher cette tête de lard, ce fou de couleurs, fier, obstiné, sûr de sa main et de son destin. »

« Oui, cette lumière laiteuse, filtrée par les voilages de tulle relevés, venue du jardin sous la neige était là sur la toile. »

Rarement je n’ai observé une telle adéquation entre le fond et la forme, au point que j’ai l’impression de lire le livre comme je regarderais un tableau, et de voirles mots du texte comme s’ils étaient des objets réels.

Barthes disait que le monde avait été créé pour terminer dans un livre. Le monde de Michel Bernard se termine dans un tableau, en un tableau. En témoigne cette métaphore d’un Bazille comparé par son père à un cep, jaillissement de la création : « Il reconnaissait en lui la force vitale du cep planté sur un sol caillouteux. En obligeant la vigne à chercher l’eau et la substance nourricière profondément dans la terre revêche, on obtenait d’elle le raisin essentiel, puissant, concentré, source d’un vin aux saveurs étonnantes et complexes où le goût du fruit passait celui de l’alcool.»

L’auteur nous fait pénétrer dans l’univers fascinant de ces génies de la peinture : Monet, Manet, Renoir, Pissaro, Sisley. Á l’exception d’Edouard Manet dont le père est haut fonctionnaire, ils vivent, des années durant, d’expédients, le dernier tableau vendu ne leur permettant même pas de régler leurs dettes courantes. Bazille, qui vient d’un milieu aisé, achète Femmes au jardin pour aider financièrement son ami. Nous sommes dans un monde de grande contiguïté : Camille préfère se voir dans les tableaux de Renoir plutôt que dans ceux de son mari. La malheureuse Camille, dont une grossesse a redonné vie à un cancer latent de l’utérus et qui souffrira jusqu’à sa mort. Monet peindra à tour de bras pour lui acheter des médicaments : « De la beauté à vendre pour sauver sa femme ».




Après la mort de Camille, Monet trouve du réconfort auprès de son vieil ami Clémenceau, qui sera le seul à connaître le secret de Femmes au jardin. Les quatre femmes si gracieuses, si “nymphéennes” dans un souffle léger, accrochées par une ombre propice au milieu d’une verdure et de bouquets de fleurs lénitifs ne sont en fait que deux personnes, Camille étant représentée trois fois.

Monet avait donné ce tableau à la France en amour de Camille et en souvenir de Bazille et de ces millions d’hommes morts « à sa place », et pour toux ceux qui avaient « travaillé et rêvé sur ce morceau de terre, dans cette partie du monde, pour en faire sous le ciel changeant une des plus belles œuvres humaines, le plus beau des jardins ».

Paris : La Table Ronde, 2016

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