jeudi 12 janvier 2017

Paul Claudel, ce Janus rance


J’avoue avoir éprouvé un vrai plaisir esthétique, il y a une bonne trentaine d’années, à lire les deux copieux tomes du Journal de Paul Claudel, que j’ai d’ailleurs lus en regard avec celui de Gide qui disait de son aîné (d’un an) : « Ma pensée s’affirme en offense à la sienne ». Je ne partage pas du tout l’opinion d’André-Paul Antoine (le fils du comédien fondateur du théâtre du même nom) prétendant que « Si M. Paul Claudel mérite quelque admiration, ce n'est ni comme poète, ni comme diplomate, ni comme Français, c'est comme maître-nageur. » Contrairement à Gide qui écrivit son Journal dans l’optique d’une publication globale, Claudel, peu enclin à l’introspection, ne souhaita pas donner à ses textes un fini de littérature et n’évacua pas ses contradictions, voire ses reniements.


Mais pour moi, Claudel restera à jamais comme le frère de l’offense à sa sœur. Elève, collaboratrice, compagne de Rodin qu’elle dépassa à certains égards, Camille Claudel fut internée en 1913 en asile d’aliénés, à l’instigation de son frère et juste après la mort de leur père, de manière particulièrement violente. Un fourgon s’arrêta devant son domicile du 19 quai Saint-Louis à Paris. Deux infirmiers tentèrent d’en forcer la porte. La sculptrice, qui avait prévu le mauvais coup, s’était barricadée. Les infirmiers durent passer par la fenêtre devant des passants effarés. Au lieu d’aider leur sœur et fille, assurément paranoïaque, à voir du monde, à s’aérer, Claudel et sa mère obtinrent un « placement volontaire » pour cette artiste de génie qui était toujours en pleine possession de ses facultés créatrices.


En trente ans, Claudel ne rendra visite à sa sœur qu’à douze reprises. Celle-ci ne touchera plus jamais à une motte de glaise ou à un crayon. Elle sera inhumée sans la présence de son frère au cimetière de Montfavet avant que sa dépouille soit transférée dans une fosse commune, aucun membre de la famille Claudel n’ayant suggéré une vraie sépulture. 

En 1935, Claudel est nommé administrateur de la société des moteurs Gnôme et Rhône. Il touche 675 000 francs pour avoir assisté six fois à son conseil d’administration. Pendant la guerre, l’entreprise produira des moteurs sous licence BMW.

Lorsque la Deuxième Guerre mondiale éclate, Claudel, qui n’est pas spontanément collaborateur ni même collaborationniste, et qui n’est pas non plus un suppôt de l’hitlérisme, salue le vote de l’Assemblée nationale du 10 juillet donnant au président du Conseil Pétain les pleins pouvoirs : « Vote de l'Assemblée nationale et fin du régime parlementaire et de la domination des francs-maçons et des instituteurs». Il précise que « La France est délivrée après 60 ans de joug du parti radical et anti-catholique (professeurs, avocats, juifs, francs-maçons). Le nouveau gouvernement invoque Dieu et rend la Grande-Chartreuse aux religieux. Espérance d'être délivré du suffrage universel et du parlementarisme ». Le 24 septembre, il en remet une petite couche : « Ma consolation est de voir la fin de cet immonde régime parlementaire qui, depuis des années, dévorait la France comme un cancer généralisé. C'est fini... de l'immonde tyrannie des bistrots, des francs-maçons, des métèques, des pions et des instituteurs... » (Journal, tome 2, collection Pléiade).

En novembre 1940, la collaboration l’écœure. Il se scandalise d’un appel dans La Croix du cardinal Alfred Baudrillart (recteur de l’Institut catholique de Paris et membre de l’Académie française) qui appelle à collaborer « avec la grande et puissante Allemagne » et faisant miroiter à nos yeux les profits économiques que nous sommes appelés à en retirer ! » Il estime que les catholiques « de l'espèce bien-pensante sont décidément écœurants de bêtise et de lâcheté. »




Mais il finit par craquer. Le 10 mai 1941, il publie dans Le Figaro (vichyste) le poème “Paroles au Maréchal”, connu sous le titre “Ode à Pétain” :

Monsieur le Maréchal, il est question dans cette
Pièce de quelqu’un qui ressuscite
Vos bras lentement qui n’a que vous et qui ressuscite
Sept fois de suite.
Monsieur le Maréchal, voici cette France entre vos bras, lentement 
qui n'a que vous et qui ressuscite a voix basse.
II y a cet immense corps, à qui le soutient si lourd et qui pèse de tout son poids.
Toute la France d'aujourd'hui, et celle de demain avec elle, qui est la 
même qu'autrefois!
Celle d'hier aussi qui sanglote et qui a honte et qui crie tout de même 
elle a fait ce qu'elle a pu! 
C'est vrai que j'ai été humiliée, dit-elle, c'est vrai que j'ai été vaincue.
II n'y a plus de rayons à ma tête, il n'y a plus que du sang dans de la boue. 
II n'y a plus d'épée dans ma main, ni l'égide qui était pendue à mon cou. 
Je suis étendue tout de mon long sur la route et il est loisible au plus lâche de m'insulter. 
Mais tout de même il me reste ce corps qui est pur et cette âme qui ne s'est pas déshonorée ! 
Et sans doute c’était un rêve baroque, cette baraque [la IIIe République !] où j’ai vécu soixante-dix ans.
Monsieur le Maréchal, rappelez-vous et c’était
Il n’y a pas si longtemps
Ces foules sur tous les chemins comme un fleuve
Qui devient torrent
De femmes et d’enfants et d’hommes comme un
Troupeau de bêtes affolées.
Monsieur le Maréchal, il y a un devoir pour les morts qui est de ressusciter. 
Et certes nous ressusciterons tous au jour du jugement dernier. 
Mais c'est maintenant et aujourd'hui même qu'on a besoin de nous et qu'il y a quelque chose a faire ! 
France, écoute ce vieil homme sur toi qui se penche et qui te parle comme un père. 
Fille de Saint-Louis, écoute-le ! Et dis, en as-tu assez maintenant de la politique ?
Écoute cette voix raisonnable qui propose et qui explique
Cette proposition comme de l'huile et cette vérité comme de l'or...

Á Henri Guillemin, catholique mais anti-pétainiste, Claudel justifiera cette flagornerie à l’égard du chef de l’État français au motif qu’il avait su lutter contre l’alcoolisme et défendu l’enseignement confessionnel (Comœdia, 18 janvier 1962).

Claudel qui, au temps de l’affaire Dreyfus, avait répondu à Jules Renard que « la tolérance, il y avait des maisons pour ça », va de nouveau se coucher, trois ans et demi plus tard, toujours dans Le Figaro, devant De Gaulle. Depuis octobre 1944, l’habile homme fait désormais partie des “Poètes de la résistance” ! Banalement, il utilise la problématique du père et du fils (qui avait, on le sait, réuni symboliquement les deux hommes bien avant la guerre) :


“Au général De Gaulle”, poème

Tout de même, dit la France, je suis sortie ! 
Tout de même, vous autres ! dit la France, vous voyez qu'on ne m'a pas eue et que j'en suis sortie ! 
Tout de même, ce que vous me dites depuis quatre ans, mon général, je ne suis pas sourde ! 
Vous voyez que je ne suis pas sourde et que j'ai compris ! 
Et tout de même, il y a quelqu'un, qui est moi-même, debout ! et que j'entends qui parle avec ma propre voix ! 
VIVE LA France ! II y a pour crier : VIVE LA France ! quelqu'un qui n'est pas un autre que moi ! 
Quelqu'un plein de sanglots, et plein de colère, et plein de larmes ! ces larmes que je ne finis pas de reboire 
depuis quatre ans, et les voici maintenant au soleil, ces larmes ! ces énormes larmes sanglantes ! 
Quelqu'un plein de rugissements, et ce couteau dans la main, et ce glaive dans la main, mon général, que je me suis arraché du ventre ! 
Que les autres pensent de moi ce qu'ils veulent ! Ils disent qu'ils se sont battus, et c'est vrai ! 
Et moi, depuis quatre ans, au fond de la terre toute seule s'ils disent que je ne me suis pas battu, qu'est-ce que j'ai fait ?
...................................................................................................................
Et vous, monsieur le Général, qui êtes mon fils, et vous qui êtes mon sang, et vous, monsieur le soldat ! et vous, monsieur mon fils, à la fin qui êtes arrivé ! 
Regardez-moi dans les yeux, monsieur mon fils, et dites-moi si vous me reconnaissez ! 
Ah! c'est vrai, qu'on a bien réussi à me tuer, il y a quatre ans ! et tout le soin possible, il est vrai qu'on a mis tout le soin possible à me piétiner sur le cœur ! 
Mais le monde n'a jamais été fait pour se passer de la France, et la France n'a jamais été faite pour se passer d'honneur ! 
Regardez-moi dans les yeux, qui n'ai pas peur, et cherchez bien, et dites si j'ai peur de vos yeux de fils et de soldat !
Et dites si ça ne nous suffit pas, tous les deux, ce que vous cherchez dans mes yeux et ce que bientôt je vais trouver dans vos bras !
Le jour à la fin est venu ! ce jour depuis le commencement du monde qu'il fallait, à la fin il est arrivé !
Délivre-moi de cette chose à la fin, ô mon fils, que Dieu t'envoie pour me demander !
— Et que dois-je donc te demander ? dit le Général.
— La foi !
Les autres ça m'est égal ! mais dis que ça ne finira pas, cette connaissance à la fin qui s'est établie entre nous!
Le reste ça m'est égal ! Mais toi, donne-moi cette chose qui n'est pas autre chose que tout !
Ils ont cru se moquer de moi en disant que je suis femme !
Le genre de femme que je suis, ils verront, et ce que c'est dans un corps que d'avoir une âme !
Ils m'ont assez demandé mon corps, et toi, demande-moi mon âme !
Et le Général répond : Femme, tais-toi ! et ne me demande pas autre chose à mon tour que ce que je suis capable de t'apporter.
— Que m'apportes-tu donc ô mon fils ?
Et le Général, levant le bras, répond :
— La Volonté !



On pourra dire, mais c’est un autre débat, que la poésie engagée est, presque toujours, de la mauvaise poésie, en particulier quand elle exprime de la mauvaise foi.

Contentons-nous de replacer la fin de Claudel dans son contexte politico-littéraire. En 1952 meurt Paul Éluard. Il n’était pas catholique, ne croyait même pas en Dieu et ne s’était pas enrichi dans la grande industrie. Le gouvernement de Monsieur Laniel (figure typique de la IVe République mais qui avait participé à la fondation du Conseil National de la Résistance) interdit au cortège funèbre du poète de traverser la capitale. Un an auparavant, André Gide qui, lui non plus ne croyait pas en Dieu, avait été enterré sans les ors de la République avant que l’intégralité de son œuvre soit mise à l’index par le Vatican quelques semaines plus tard. Claudel, qui avait trompé sa femme à testicules rabattus et fait de la vie de sa sœur un enfer, eut droit à des obsèques officielles.

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