jeudi 30 mars 2017

Beatles et historiographie

Erin Torkelson Weber. The Beatles and the Historians. An Analysis of Writings About the Fab Four. McFarland and Company. Jefferson, North Carolina, 2016.


55 ans après l’enregistrement de “Love Me Do”, des centaines de livres et des dizaines de milliers d’articles consacrés aux Beatles (du plus frivole au plus savant), il est de plus en plus difficile et stimulant d’écrire de manière novatrice sur le plus important groupe de musique populaire du XXe siècle. Récemment, le sociologue Laurent Denave s’est intéressé à la « valeur » – y compris marchande – des Beatles (Rennes, P.U.R., 2016). Ici, Erin Torkelson Weber prouve que l’historiographie des Beatles n’est pas une mince affaire. Á noter, pour ne plus y revenir – mais l’historiographie pourrait se pencher sur ce fait qui n’est peut-être pas anodin – que l’écrasante majorité des ouvrages sur les “Fab Four” ont été écrits par des hommes. Ce qui n’est donc pas le cas d’une étude – inspirée, méthodologiquement parlant, par Marc Bloch – qui fonde en un tout dynamique l’histoire des faits conscients et celle des faits inconscients de la vie et de l’œuvre des Beatles.

Comment, en effet, écrire l’histoire des Beatles, mais surtout l’histoire de leur histoire, alors que deux membres du groupe sont toujours en vie et alimentent leur propre saga, alors que, du vivant du groupe (quatre « garçons » qui s’aimaient mais entre lesquels s’exacerbaient des tensions qui n’étaient pas que créatrices), chaque Beatle, mais également plusieurs proches du groupe, offraient leur propre discours, souvent en pleine contradiction ? Et puis, comment produire une histoire exigeante si l’on n’établit pas rigoureusement le départ entre le mythe et la réalité ? L'autrice donne ainsi un exemple de mentir-vrai qui avait totalement échappé à tous les spécialistes (dont j’ai pu être). Durant la nuit du 9 octobre 1940, dans Liverpool bombardé par la Luftwaffe, Mimi Smith passe entre les bombes pour faire la connaissance de son neveu John qui vient de voir le jour à la maternité d’Oxford Street. Mimi, qui élèvera le futur fondateur du groupe, relatera cet épisode clé à Hunter Davies, l’auteur de la première biographie des Beatles, « autorisée » et néanmoins très bonne, en 1968. De ce “fait”, les exégètes tireront la conclusion que Lennon aura trouvé dans cet ADN historique la volonté de lutter pour la paix. Il faudra attendre une quarantaine d’années pour que des historiens sérieux découvrent que, cette nuit-là, l’aviation allemande n’avait pas pointé le bout de son nez. En outre, Torkelson Weber taille des croupières au mythe selon lequel Alfred Lennon aurait obligé son fils âgé de six ans à choisir entre vivre avec lui en Nouvelle-Zélande ou rester avec sa femme en Angleterre, ce choix ayant durablement perturbé l’enfant. Or ce chantage n’eut jamais lieu.[1]

Note de lecture (166)

L’autrice déconstruit l’histoire du groupe en une série de discours distincts les uns des autres. Sa thèse est que ces constructions intellectuelles, émotionnelles, furent l’œuvre des Beatles eux-mêmes, ainsi que de leur entourage immédiat (George Martin, Brian Epstein au premier chef), des journalistes et auteurs qui les ont approchés et longuement interrogés, et aussi de leurs admirateurs.

Pour le malheur des historiens, McCartney et Starr sont toujours vivants et, tel le fantôme de Hamlet, ils peuvent à tout instant donner leur opinion sur leur histoire qui s’écrit. Du vivant des deux autres se construisit tout d’abord une version propre, enchanteresse, de la vie du groupe : quatre amis sympas, farceurs, propres sur eux, des cœurs à prendre (le mariage et la paternité de Lennon furent longtemps cachés), un duo de créateurs extraordinaires travaillant main dans la main (au moment précis où le groupe accéda à la notoriété internationale, Lennon et McCartney s’aidaient mais n'écrivaient plus ensemble) et puis, à l’arrière plan, George attendant qu’on lui demande un solo de guitare ébouriffant et Ringo toujours prêt à balancer un roulement de batterie entre deux vannes. Jamais l’homosexualité de leur imprésario Brian Epstein n’était évoquée, pas plus que la violence physique dont faisait parfois preuve John, ou encore la prise régulière d’amphétamines (en attendant des drogues plus dures). Il fallut attendre la sortie de Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band en 1967, un disque sur la couverture duquel les “premiers” Beatles assistent à leur enterrement, pour que le mythe s’effiloche. L’album était présenté comme le disque du groupe du Sergent Pepper, ce qui, avec le recul, préfigurait la mort du vrai groupe.

Avant cela, le film A Hard Day’s Night avait propagé l’image et le reflet inversé de la Beatlemania en construisant quatre « garçons dans le vent » : John l’intello sarcastique, Paul le charmeur, George l’homme tranquille et Ringo l’affable bien de chez nous. Le second film Help ! renforça ces stéréotypes. Dans les faits, George, bien qu’il ait composé l’une des chansons les plus poujadistes des années soixante (“Taxman”), s’était prononcé contre l’intervention étasunienne au Vietnam deux ans avant l’offensive du Tet, et Paul était nettement plus avant-gardiste que John, en matière musicale comme dans d’autres domaines. Les cinq ans passés au contact de la famille de sa “fiancée » Jane Asher avaient contribué à sa très grande ouverture d’esprit. De plus, Paul n'attendrait pas la période “ouvriériste” de John pour critiquer les États-Unis, un pays à qui « il manquait la BBC », un pays pourri (« lousy ») où «tout Noir est un nègre crasseux » (mars 1966).

Un deuxième grand discours sur les Beatles commença en avril 1970, lors de la sortie de l’album solo de Paul, McCartney, quand il annonça sa volonté de « prendre un peu de repos » par rapport au groupe. Ce fracas entrait en contradiction avec l’image d’un groupe encore soudé qui avait peu de temps auparavant produit l’excellent album Abbey Road après avoir chanté 42 minutes sur le toit de l’immeuble Apple, en plein centre de Londres. Et puis il y eut l’entretien historique de Lennon dans Rolling Stone en janvier 1971 (“Lennon Remembers”). Avec Jan Wenner, pas particulièrement savant en Beatleologie. 150 pages (!) où Lennon balaya toute la production des Beatles en la qualifiant de « malhonnête ». Il évoqua l’homosexualité d’Epstein et méprisa tout son entourage professionnel, à commencer par George Martin le producteur qui se serait servi des Beatles pour sa gloriole. Wenner goba. Paul n’eut pas la force de contre-attaquer, craignant que John « lui rentre dedans » et tomba en dépression. Lennon affirma avoir écrit 50, puis 70% d’“Eleanor Rigby”, jaloux qu’Allen Ginsberg ait fait découvrir cette création unique en son genre à Ezra Pound.

L’assassinat de John en 1980 marqua un tournant dans la littérature consacrée au Beatles avec, désormais, une majorité d’auteurs n’ayant eu aucun contact avec les chanteurs où leur entourage. Ce fut donc le temps des sources secondaires. Replaçant le développement du groupe dans son contexte politique et culturel, l’ouvrage le plus influent du genre fut celui de Philip Norman Shout ! The True Story of the Beatles, publié en 1981. Norman lui aussi sous-estima l’apport de Paul, brossant de surcroît le portrait d’un Machiavel avec un don indéniable pour la mélodie. Chaque ligne consacrée à George était négative (Harrison est tout de même l’auteur de “Something”, “Here Comes the Sun” et du triple album All Things Must Pass), quelques lignes étaient consacrées à Ringo, pourtant l’un des meilleurs batteurs pop du XXe siècle. Les dix mots de français que Paul avait insérés dans “Michelle” trahissait sa « volonté d’ascension sociale ». L’Album blanc, porté à bout de bras par Paul, était qualifié de « sucré, fade et écœurant ».

On passa aux choses sérieuses avec les travaux du Britannique Mark Lewisohn qui put forcer la porte des studios d’Abbey Road, un endroit mieux gardé que Fort Knox, et écouter la totalité du travail des Beatles, chaque chanson, chaque prise. Il en résulta The Complete Beatles Recording Sessions: The Official Story of the Abbey Road Years avec une longue interview de Paul McCartney. Quoi de plus factuel que ces bandes qui rendaient justice à McCartney en tant que créateur ? Les deux auteurs-compositeurs faisaient désormais la paire, à égalité. Paul publia Many Years from Now (sous la plume de Barry Miles), un ouvrage qui prit le contre-pied de l’interview de Wenner dans Rolling Stone. Le preneur de son Geoff Emerick fit paraître Here, There and Everywhere, My Life Recording The Music of The Beatles, dans lequel il expliqua que si Paul n’avait pas pris le pouvoir après le suicide de Brian Epstein en 1967, John, fortement sous l’emprise de drogues dures et de Yoko Ono qui voulait qu'il quitte ses amis, aurait fait sombrer le groupe et jamais Sgt Pepper et les albums suivants n’auraient vu le jour.

La morale de l’histoire est qu’il y aura toujours un conflit – productif heureusement – entre ceux qui font l’histoire et ceux qui l’écrivent. Ceux qui auront été des légendes de leur vivant porteront, nous dit Erin Torkelson Weber, « le poids de l’histoire sur leurs épaules ».





[1] Toujours à propos de Lennon, mon collègue et ami François Poirier, grand spécialiste de Liverpool, se montrait dubitatif quand on évoquait devant lui les marins de Liverpool ramenant des États-Unis des disques de rock que John aurait « découverts » au milieu des années 50. Cette épiphanie fut pourtant relatée cent fois.

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